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Jia Zhangke (né en 1970)
Le documentariste
publié le mardi 15 avril 2008

par Guy Gauthier
Jeune Cinéma n° 315-316, printemps 2008


Jia Zhangke (né en 1970) est surtout connu en France pour ses films de fiction, Xiao Wu, artisan pickpocket (1997) ; Platform (2000) ; Plaisirs inconnus (2002) ; The World (2004) ; Still Life (2006).

Cette réputation justifiée ne saurait faire oublier qu’il est aussi l’un de ceux qui représentent le nouveau documentaire chinois. À l’ouest des rails, de Wang Bing a été une manifestation éclatante.
Les réalisateurs chinois de fiction ne dédaignent pas de passer au documentaire, comme le montre le cas de Ying Ning, avec Le Chemin de fer de l’espoir (2001).

Dans In Public (2001), le court métrage qui l’a révélé en France comme auteur de documentaire (on le connaissait depuis Xiao Wu, donc depuis cinq ans dans un autre registre), Jia Zhangke cherche la Chine dans les lieux dédiés à l’attente, au vide, à l’entre-deux : attente dans la gare déserte, attente du bus, trajet long et monotone.
Pas de "sujet" développé, de personnage auquel on s’attache, mais des moments voués au silence, à la solitude ou à de brèves rencontres. La vie s’étire dans sa complexité, sans temps forts, avec quelques échanges réduits au minimum. La lumière du dehors est incertaine, comme entre chien et loup, à peine distincte du pâle éclairage de la salle d’attente. Le cinéaste a capté une séquence de vie, sans commencement ni fin, comme s’il avait veillé à ce que nul événement ne vienne perturber l’écoulement du temps. C’est un monde qui serait fait d’ennui s’il n’était imperceptiblement ouvert sur quelque chose qui pourrait arriver - mais qui n’arrive pas : la Chine est dans l’attente d’autre chose, entre deux mondes. "Si le monde est énigmatique, l’image le sera aussi", écrivait Andrei Tarkovski. Les documentaires suivants de Jia confirmeront que le temps est pour lui une matière, et qui plus est une matière noble.

L’art de Jia se précise et s’affine avec Dong (Asie) (2006), qui n’est pas seulement, comme son titre l’indique, consacré à la Chine. Mais c’est bien la Chine qui en est le centre, même si une incursion à Bangkok en élargit le champ poétique. Entrent en scène les artistes qui vont devenir un sujet de prédilection pour Jia.
Chine, 2005. Le peintre Liu Xiaodong se rend dans la région des Trois Gorges. À Fengjie, la vieille ville qui sera bientôt engloutie sous les eaux du barrage, les travaux de démolition emplissent l’air du bruit des pioches et des masses. Le peintre choisit onze travailleurs des chantiers comme personnages d’une toile destinée à une série en cours. Bangkok, 2006, le même peintre. Cette fois, ce sont onze jeunes femmes qui servent de modèles. Le peintre, qui ne parle pas la langue, ne peut que "peindre les visages et les corps sans paysage exotique ni décor". Parfois, les jeunes femmes chantent. L’une d’elles décide de retourner à son village victime d’inondations dramatiques. Jia commente : "J’ai suivi le peintre et je l’ai filmé d’une ville en démolition à une cité tropicale. J’avais devant moi deux groupes de personnes et deux villes très éloignées. Mais j’y ai vu la même condition humaine et quelque chose de l’Asie d’aujourd’hui".

Le documentaire est, aux yeux du cinéaste, le complément inséparable du long-métrage Sanxia Haoren (Braves gens des Trois Gorges), distribué sous le titre français (sic !) de Still Life .

Malgré cette unité voulue, on ne peut éviter de remarquer (à moins de s’en tenir au chiffre 11) que les deux toiles diffèrent profondément. La première présente des travailleurs, torse nu dans le décor d’un chantier ; la seconde, des jeunes femmes habillées de couleurs vives. D’un côté, la masculinité rude dans le paysage d’un gigantesque chantier dont les formes émergent de la poussière des démolitions. La nature est bouleversée par un projet prométhéen, mais le gigantesque fleuve en maintient la présence avec obstination. En contrepoint, la féminité même, l’exubérance des couleurs, hors de tout environnement. À l’exception des visages marqués par la rudesse du travail, le tableau chinois, par ses couleurs, rappelle la peinture des années 60, la Chine communiste au travail ; les jeunes femmes aux couleurs vives évoquent, à défaut du luxe, le calme et la volupté. Mais une anecdote lointaine (l’inondation) perturbe la sérénité de la scène, et rappelle en sourdine que le dehors est inclus dans le dedans.
Il est difficile de séparer les deux films. Still Life est dominé par la manière de Jia, plus documentaire que fictionnelle, le rapport au temps, la peinture qui suspend le mouvement. L’esthétique des cadrages, du propre aveu de l’auteur, se réclame de la période Wei. Le dernier plan - une silhouette marchant sur une montagne lointaine qui peut se confondre avec le ciel - évoque une œuvre bien plus tardive de T’ang Yin (1470-1523) intitulée : Dans ma cabane rêvant d’immortalité, qui représente le double du sage réfugié dans sa cabane marchant dans le ciel. Le temps se dissout dans le rêve.

Useless (Wu Yong) (2007) commence avec des travailleurs chinois de Canton travaillant dans la chaleur étouffante d’une usine de textiles, dans les conditions que l’on imagine, si souvent évoquées en Occident quand il est question de délocalisation. Si le travail est harassant et répétitif, sans laisser le moindre repos ni l’occasion de manifester sa personnalité, cette description se rapproche davantage de celle du travail en Occident à l’époque industrielle. Pas d’enfants au travail, pas d’évocation des conditions qu’on sait proches de l’esclavage ou du bas niveau des salaires. Un détour par l’infirmerie donne un aperçu des maladies du travail, sans sombrer dans le misérabilisme ni l’accusation d’un personnel médical qui vit lui aussi sa routine. Dans les ateliers clandestins de Paris, de rares témoignages filmés montrent des conditions bien pires. Visiblement, Jia n’a pas voulu charger la barque, soit pour ne pas provoquer les censeurs, soit parce qu’il voulait mettre en évidence ce qui l’intéressait : le manque de créativité personnelle.
Cette routine, cette banalisation mettent en relief la personnalité de la styliste chinoise Ma Ke, qui revendique un mode de création plus artisanal, inspiré de tradition chinoise et cependant marqué d’originalité. Son style de vêtement, toujours en contradiction frontale avec l’éphémère, impose la marque du temps, pas seulement celui du temps historique passé, mais celui du vieillissement des choses : elle va jusqu’à enfouir les vêtements dans la terre, pour les retrouver une fois exhumés avec une nouvelle identité, celle d’un "modernisme primitif". La texture des vêtements ainsi réveillés de leur long sommeil sous terre, évoque les statuettes de terre de la célèbre armée de l’empereur Qin Shihuangdi. Quittant son terroir, sa création se retrouve dans une exposition parisienne, la texture rustique prenant alors la dimension du dernier chic. Réussite esthétique incontestable, mais soudain transportée à l’époque des défilés de mode les plus tendance. Difficile d’intégrer la marque du temps dans le domaine de l’éphémère.
À l’opposé du décor parisien, c’est celui d’une petite ville poussiéreuse du Shanxi (province du la Chine du nord proche de la Mongolie), où l’on retrouve le décor typique des rues bordées de maisons basses couvertes de tuiles, protégées du trottoir par une sorte de caisson. Le thème du textile se prolonge par la boutique artisanale d’un tailleur. Des gens modestes viennent faire ravauder leurs guenilles auprès de la femme, dont le mari a été obligé d’abandonner la machine à coudre pour la mine.

Quand on pense à la Chine, depuis quelques années, on pense au textile, pour la raison à la fois simpliste et confirmée que c’est dans ce pays aux salaires dérisoires que se sont installés les fleurons de notre industrie. En fait l’industrie textile s’est disséminée dans tous les pays à bas coûts, et les Chinois ont depuis longtemps étendu leur emprise dans des domaines plus sophistiqués. Cette mise en relation élégante des ateliers de fabrication, de l’artisanat traditionnel et de la création artistique invite à porter sur la Chine un autre regard, et surtout à porter attention à l’émergence d’une classe nouvelle d’artistes.
Ma Ke en est une représentante comme le peintre Liu Xiaodong, qui s’inspirait du barrage des Trois Gorges.

Guy Gauthier
Jeune Cinéma n° 315-316, printemps 2008

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