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Schlöndorff, Volker (né en 1939) (e) II
Entretien avec Andrée Tournès (2000)
publié le vendredi 15 décembre 2000

Rencontre avec Volker Schlöndorff (né en 1939)
À propos de Les Trois Vies de Rita Vogt (2000)

Jeune Cinéma n°265, décembre 2000


 


Les Trois Vies de Rita Vogt (1) de Volker Schlöndorff a été présenté au Festival de Berlin (février 2000), où ses deux actrices principales, Bibiana Beglau et Nadja Uhl, ont obtenu l’Ours d’argent de la meilleure interprétation féminine. Le film s’intitulait alors Le Calme après la tempête, traduction littérale de Die Stille nach dem Schuss.

A.T.


 


Jeune Cinéma : On a cru apercevoir, dans le lent travelling qui balaie les images de l’époque, une affiche du film de Louis Malle, Viva Maria.

Volker Schlöndorff : Oui, la raison est très simple, j’étais à l’époque assistant de Louis Malle sur son film. Ce fut mon dernier film comme assistant parce que sur le plateau, j’étais tellement sévère qu’il m’a dit : "J’ai l’impression d’avoir un juge au lieu d’un assistant". Là, j’ai compris qu’il me fallait prendre mon propre travail en main. En 1964, à l’automne, j’ai tourné Les Désarrois de l’élève Törless. (2). Mais la vraie raison c’est que curieusement, à cause du personnage de Brigitte Bardot qui au début du film dépose des bombes avec son père dans leur carriole, Viva Maria était devenu un film culte à Berlin, juste avant 68. Les futurs soixante-huitards avaient alors ce côté enjoué qui leur faisait aimer le film comme Lemmy Caution pour d’autres. C’est pour cela que je l’ai mis à côté de Jimi Hendrix et des Rolling Stones. Cela exprime bien le côté qui n’était pas encore idéologique, ces jeunes étaient plutôt des anars, ennemis de la société de consommation. On les appelait les haschrebellen, ils distribuaient des viennoiseries aux clients des banques qu’ils braquaient. Ce panoramique est comme un film-annonce, pour dire que je ne vais pas traiter l’histoire du terrorisme que tant de films ont traitée - et moi-même d’ailleurs avec L’Honneur perdu de Katarina Blum, (1976) ou L’Allemagne en automne (1978). Ces flashes visaient à rendre sensible la hauteur de leur chute en Allemagne de l’Est.


 

Le film commence réellement avec leur arrivée à la frontière. On avait pensé à commencer directement en RDA, avec l’histoire d’une jeune fille inconnue dont on découvrait seulement lors de son arrestation et de son procès qui elle était et son histoire, mais ça ne fonctionnait pas.
Chaque histoire a sa préhistoire et nous l’avons décrite de manière allusive, parce qu’elle repose sur des faits connus de tout le monde. On ne s’approche d’elle que lorsqu’elle devient solitaire ; tant quelle est avec son groupe, elle n’est qu’une parmi d’autres. Il est vrai que pour des jeunes qui ne connaissent pas cette époque, c’est trop, ou pas assez.
C’est toujours comme ça, les biographies, on ne peut raconter une vie entière, et c’est forcément fragmentaire. Moi, j’aime bien ce côté fragmentaire, je n’ai qu’à regarder ma propre vie, je ne vois que des fragments, avec beaucoup de zigzags entre la géographie et les films que je fais. Je n’essaie pas de rassembler les morceaux. Mon identité change, je ne suis pas le même à Paris, à New York ou à Berlin, je fais d’autres films, je vois d’autres gens, je vis différemment. Les changements sont intéressants, on tourne chaque fois une page. D’autre part, dans les films, je ne crois pas aux évolutions psychologiques, mais aux ruptures.


 


 

J.C. : Dans une interview à Berlin, vous dites que lorsque votre scénariste Wolfgang Kohlaase vous a proposé un synopsis court vous vous êtes senti rassuré parce que c’était, disiez-vous, de la littérature.

V.S. : Au départ c’était un simple fait divers dans un journal. Une jeune fille recherchée à l’Ouest est arrêtée en RDA. C’est ce que les Américains appellent a true story, et les Anglais docudrama. Moi je dis que c’est l’un ou l’autre, un drame est construit en cinq actes. On s’est donc documenté, puis selon notre démarche habituelle, on a tout oublié. Et Wolfgang Kohlhaase s’est retiré comme il fait toujours. Il est revenu avec un texte de vingt pages, un récit écrit comme une nouvelle. Là j’ai accroché, j’étais enfin débarrassé d’une multitude de détails. Il avait rassemblé des éléments venus de plusieurs personnages, ce qui a donné la courbe de vie de Rita Vogt. Un caractère de fiction.


 

Quand on cherche son acteur, c’est barbant de chercher une ressemblance avec un vrai personnage, car l’acteur essaie d’imiter au lieu de trouver en soi la vérité du personnage. Je me trouvais libre d’imaginer ce qu’elle est, comment elle découvre sa sensualité auprès de la jeune alcoolique, des tendances qu’elle ignorait avec son physique d’androgyne. Elle est tellement droite, comme une statue, une Iphigénie, mais en même temps totalement ambiguë, admirable et effrayante, elle tue avec un visage angélique. Et à la fin, quand elle se cherche, c’est la fin tragique. C’est typiquement allemand, quelqu’un est tellement droit que, plutôt que de plier, il se casse.


 

J.C. : Justement, vous parlez de tragique, mais vous tournez à la manière de la nouvelle vague, en vous interdisant tout effet riche.

V.S. : Au début du tournage, je n’ai pas de choix préconçu. Cela commence avec le choix d’un acteur. Certains sont mélodramatiques, d’autres, presque bressoniens, ne montrent rien. Pour la photo, on dit : "Je ne veux pas d’effets, je ne veux pas de contre-jour, je veux une caméra à hauteur d’homme, pas de plans descriptifs". Tout cela s’additionne et constitue un style. J’ai simplement cherché à rendre le personnage le plus véridique possible.
Et curieusement, il est resté une certaine distance dans le film. Elle vient du fait que je ne suis plus tout jeune, que l’histoire semble venir d’un autre siècle et - contrainte importante -, que l’on avait un tout petit budget. Les autres ne pensaient pas possible de tourner avec ce budget, et moi, je disais : "Vous allez voir, je sais comment y arriver. Il suffit de se souvenir de À bout de souffle, un fauteuil roulant, une caméra à main, pas d’éclairage, pas de maquillage et on y va !"
Et par ailleurs cette austérité dans le tournage correspondait au caractère spartiate du personnage. Ces jeunes étaient contre la consommation, tout avait commencé avec un cocktail d’essence jeté dans un supermarché. Ça aurait été un meilleur début qu’un braquage de banque.
C’est plus tard qu’est venue l’idéologie et que le mouvement s’est radicalisé, devenant dogmatique et doctrinaire, coupé du réel. Mais alors, les couleurs, les affiches, les néons criards, cela ne lui manque pas, elle est spartiate, un mot qui me plaît par son côté androgyne.


 

J.C. : Et aussi protestant et moral ?

V.S. : Oui, une grande rigidité piétiste. Les gens de l’Ouest qui les considèrent comme des spiesser - des tout petits bourgeois - n’y ont rien compris. On peut dire quel ennui, quelle grisaille, mais aussi quel dépouillement ! Wolfgang Kohlaase est un scénariste extraordinaire, qui a écrit le scénario de J’avais 19 ans de Konrad Wolf (1968), et dont les films ont tant d’humour, et d’ironie, avec ce côté populaire. La RDA s’appelait alors la patrie de travailleurs, et c’était vrai surtout à la fin, quand les notables étaient tous partis à l’Ouest... La vie était devenue prolétarienne, et elle l’est restée. Quand on prend le métro pour aller de l’autre côté, on ne change pas seulement de régime social, mais on revient trente ans en arrière, comme si l’Est s’était figé dans une certaine culture. Ils ont préservé des valeurs disparues, des vertus, une certaine façon de vivre. On n’y mange pas de frites mais des pommes rissolées. On n’achète pas de confiture, on cueille les prunes du jardin et ont fait de la marmelade.


 

Aujourd’hui, dix ans après la réunification, ils se mettent à regretter. Après s’être jeté sur les bananes, les montres et les voitures, ils vivent un certain désenchantement. C’est pour cela qu’en 1992, on n’a pas pu faire le film, on nous disait, tout ça, c’est fini, on ne veut plus en entendre parler, et maintenant, c’est devenu très intéressant. On a perdu quelque chose, ca ne veut pas dire qu’on veuille revenir en arrière, mais on le regrette et c’est un processus de deuil. Il y a eu perte. Comme dans un divorce, après le grand soulagement de la séparation, des années après, on sent ce qu’on a perdu.
La RDA, on ne pouvait pas l’effacer, changer de système économique oui, mais pas gommer les valeurs acquises au jardin d’enfants. Les gens de mon film, qui ont trente ans et plus - et donc vingt ans à la chute du mur - sont très différents des types de leur âge à l’Ouest.
À Babelsberg, j’ai vécu pendant huit ans avec ces travailleurs, j’y ai ma maison, ma fille va à l’école là, je baigne dans cet univers et c’est resté pareil. Il faudra des générations avant que cela s’efface. Les gens aiment venir au travail parce qu’ils aiment être ensemble, il y a partout des petits coins café, des petites niches.


 

J.C. : Pourrait-on parler de la représentation que vous faites de la Stasi à travers tes trois personnages ?

V.S. : Commençons par le vieux général, qui est ému par l’engagement de cette jeune fille, le courage de ces jeunes qui, à quatre, ont déclaré la guerre à l’OTAN, qui ont pénétré dans une prison de l’Ouest et fait évader un des leurs. On peut penser qu’il a fait la guerre d’Espagne, mené la vie de partisan, manié un fusil et tiré. À la fin, il reste seul avec ses bustes de Lénine et de Staline...

J.C. : Pourquoi le représenter dans cette partie de chasse qui a tellement de connotations négatives dans l’Histoire et dans les films ?

V.S. : Oui, il y a celle du Roi des Aulnes. Mais je voulais montrer que la RDA était devenue une société de classe avec ses riches. Le second policier, celui qui est joué par Martin Wuttke, un acteur du Berliner Ensemble, c’est le personnage le plus important, le vrai héros secret du film, un héros tragique. Il a assisté à la naissance de la RDA, c’est un convaincu, un fanatique, il a la foi. Il est marxiste, et quand il dit nous sommes pour le peuple, et donc contre lui, c’est qu’il sait bien que le peuple est totalement indifférent vis-à-vis d’un régime qui veut son bonheur, c’est la dialectique... Fanatique et sincère.


 

Le petit jeune est un arriviste, entré dans la police pour faire carrière, il se fiche de la politique, trouve les filles jolies mais les considère à la fin comme des criminelles. Dans quelque temps, il se retrouvera recasé dans la police de l’Ouest. Je décris ces policiers de la Stasi comme des braves gens, ce qu’ils étaient, et dénonce d’autant plus les méthodes employées. Je ne fais pas de cinéma à l’américaine où l’on démonise les ennemis en en faisant des méchants.

Propos recueillis par Andrée Tournès
Paris, octobre 2000
Jeune Cinéma n°265, décembre 2000

1. "Les Trois Vies de Rita Vogt," Jeune Cinéma n°261, avril 2000.

2. "Les Désarrois de l’élève Törless," Jeune Cinéma n°16, juin-juillet 1966.


Les Trois Vies de Rita Vogt (Die Stille nach dem Schuss.) Réal : Volker Schlöndorff ; sc : V.S. & Wolfgang Kohlaase ; ph : Andreas Höfer ; mont : Peter Przygodda. Int : Bibiana Beglau, Martin Wuttke, Nadja Uhl, Harald Schrott, Alexander Beyer (Allemagne, 1999, 103 mn).



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