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Coulibeuf, Pierre (né en 1949) (e)
Entretien avec Marceau Aidan et Lucien Logette (2000)
publié le vendredi 15 décembre 2000

Rencontre avec Pierre Coulibeuf (né en 1949)
À propos de Balkan Baroque (2000)

Jeune Cinéma n°265, décembe 2000


Réalisateur de nombreux films depuis 1987, Pierre Coulibeuf a pour originalité de s’intéresser à la création contemporaine - littérature (ses films avec Pierre Klossowski), peinture, arts plastiques.

Avec Balkan Baroque (1999), son avant-dernier long métrage (il a réalisé depuis un film sur et avec Michel Butor), il nous entraîne dans une expérience singulière, fruit d’une rencontre privilégiée avec une des personnalités les plus marquantes du "body art" (art corporel), Marina Abramovic.

À partir d’éléments apparemment éclatés - en réalité des reprises des "performances" en public qu’elle réalise depuis les années 60 - Pierre Coulibeuf ordonne toute une série de tableaux animés dont elles est le seul personnage, initiatrice à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de son jeu - de son "je" même.
Énonçant en voix off sa biographie et son activité artistique, elle se met à nu, s’offrant à découvert. Elle se raconte, s’interroge, exprime ses doutes, règle ses comptes – avec son père, général sous Tito, sa mère, son compagnon et partenaire de performances, Ulay.
Exceptés quelques rares plans tournés en extérieur à Amsterdam, où elle vit désormais, toutes les performances de Marina ont été reconstituées en studio. Elle y évolue à son aise, recréant une chronologie à la fois rigoureuse et décalée, nous parlant d’elle tout en se mettant à distance, dans son itinéraire intime comme dans la mise en perspective de l’histoire de son pays.
Ainsi, ancienne membre du parti communiste yougoslave, elle s’attife d’un uniforme de l’armée titiste, calot à étoile rouge sur la tête, foulard rouge des pionnières autour du cou, scrutant la ligne d’horizon comme en manœuvres. Dans une mise en jeu qui est aussi une mise en danger, elle inscrit au rasoir une étoile - rouge - sur son ventre nu.
Marina Abramovic vit-elle mal l’exil, son passé balkanique, sa solitude affective ?
En tout cas, au-delà des "performances", elle réagit en femme sûre d’elle, de ses actions artistiques, de ses affaires, parfaitement maîtresse de son corps, qu’elle malmène ou exalte au fil de scènes courtes ou distendues, à la durée toujours subtilement nécessaire.
On verra plus loin comment Pierre Coulibeuf a procédé par "associations libres", les images du cinéaste répondant aux propositions de l’artiste, en s’appropriant ses performances tout en leur offrant la beauté formelle des images de Dominique Le Rigoleur.
Film plein comme un œuf, comme cet oignon que Marina épluche soigneusement jusqu’à la douleur, film en blanc, en noir et en rouge de toutes les nuances, film à l’architecture inédite, Balkan Baroque représente aujourd’hui une étonnante découverte, qu’il convient de saluer.

M.A.


Jeune Cinéma : Quel a été votre itinéraire ?

Pierre Coulibeuf : J’ai commencé par faire des films dans un genre tout à fait codé qui s’appelle le film sur l’art, des courts et moyens métrages avec des artistes. Des artistes contemporains, vivants.
J’ai fait mon premier film en 1986 avec Pierre Klossowski. Je m’intéressais à la fois à l’écrivain et au peintre. J’ai ainsi fait trois petits films, coproduits par la Délégation aux Arts Plastiques et le CNDP, trois petites fictions à partir de ses essais et de ses tableaux. Les fictions étaient originales, mais parmi les personnages, il y avait Klossowski, les personnages des tableaux, et des acteurs qui s’emparaient de certains de ses textes.
Ce qui m’intéresse, c’est l’imaginaire et surtout le cinéma comme possibilité de communiquer un espace mental. Klossowski de ce point de vue est pour moi quelqu’un de fondateur.
Ensuite, j’ai continué avec des artistes contemporains, j’ai fait pas mal de films depuis 1986, en 16 mm, en 35, en super 16, super 16 agrandi, aujourd’hui on essaie surtout de tourner en 35 mm, Balkan Baroque a été tourné en 35 mm, ce n’est pas un gonflage. On a toujours essayé de se donner les moyens de tourner en film quand la raison économique aurait voulu que l’on tourne en vidéo.
La vidéo est un langage tout à fait spécifique, si un jour je tourne avec le numérique ce sera un projet qui correspondra à ce support. Le sujet pour moi est un prétexte pour expérimenter des nouvelles voies de recherche, une forme cinématographique qui ne serait pas du documentaire, pas de la fiction, ni du cinéma expérimental au sens traditionnel, pas de l’art vidéo, mais un travail, hors catégorie, de recherche avec le cinéma et les univers plastiques. Quand je dis que je travaille en collaboration avec des artistes, je travaille plutôt en collaboration avec des univers plastiques, et donc des univers mentaux. Ceux d’autres créateurs qui inspirent mon propre imaginaire et me permettent d’inventer moi-même de nouveaux espaces mentaux.

JC : Comment avez-vous découvert Marina Abramovic ?

PC : J’ai été en résidence plusieurs années au Centre d’Art du domaine de Kargenec, un endroit qui accueillait un certain nombre de manifestations pluridisciplinaires, danse, musique, littérature, arts plastiques, performances théâtrales, artistiques, chorégraphiques.
J’y ai rencontré Marina Abramovic, où elle faisait un workshop. Elle a vu mes films et elle a eu envie de faire quelque chose avec moi. Marina, c’est avant tout un certain travail artistique, mais c’est aussi une personnalité, un personnage, avec une présence physique très forte.
Mon projet n’était pas de lui faire faire des performances, mais de voir ce que je pouvais faire d’autre avec elle, comment mettre en jeu son image, dans la mesure où il me semblait que sa capacité à jouer de multiples rôles était grande, et que ses virtualités ne demandaient qu’à être actualisées à la faveur d’un film. Marina m’a proposé une performance qu’elle faisait depuis quelques années sur scène, Biography, où elle raconte sa vie, selon une chronologie tout à fait systématique. Sur scène elle entrecoupait son récit d’un certain nombre de performances historiques.

JC : Des performances qu’elle repassait en vidéo ?

PC : Non, elle les refaisait sur scène pour le public. Il y avait une reprise, une recréation de performances, comme le film lui-même, dans une certaine mesure, est une recréation de performances. Les performances du film ne sont pas des performances à proprement parler puisque les actions deviennent du jeu : ce qu’elle fait ne répond pas au protocole artistique, elle le fait selon toutes les contraintes d’un travail cinématographique, avec des lumières du cinéma, des cadres du cinéma, une temporalité cinéma. Je ne respectais absolument pas les durées des performances, je coupais quand j’avais envie, lorsque je considérais que cela me suffisait pour faire ce que j’avais en tête.

JC : Ce n’était pas gênant pour elle, ces performances tronquées ?

PC : C’est à elle qu’il faudrait poser la question. Le film est constitué de reprises et d’images totalement originales ; en ce qui concerne les recréations de performances, il est évident que quand on faisait ces plans-là en studio, pour moi je ne filmais pas, j’adaptais des performances. Elle, j’ai l’impression qu’elle n’avait pas à ce sujet une réflexion très développée ; elle avait le sentiment dans une large mesure que je filmais ses performances et qu’en quelque sorte, j‘en faisais des documents. Elle ne se posait pas le problème du déplacement que le cinéma pouvait opérer par rapport à un travail artistique.

JC : En fait vous êtes intervenu au-delà de ce qu’elle-même pensait ?

PC : L’image hollywoodienne du cinéma fonctionne toujours. Marina était fascinée par le cinéma, par l’idée de faire la star, de jouer. Effectivement, c’est une star dans son domaine artistique, mais le problème c’est que quand on passe la frontière, personne ne connaît Marina Abramovic. Il y avait un enjeu intéressant pour elle, celui de faire un travail de performances mais d’actrice cette fois, devant une caméra, donc pour un tout autre public que le public des arts plastiques.
En même temps elle jouait le jeu de la star, elle se maquillait comme une star, et venait devant la caméra comme une star de cinéma. Moi cela m’amusait, son attitude était un peu duplice, parce qu’elle voyait très bien le profit qu’elle pouvait tirer de certaines images qui représentaient des performances qu’elle n’avait pu refaire depuis longtemps, comme la performance avec Ulay d’avec qui elle était séparée, et même fâchée. Ce sont des images tout à fait rares, comme celle de l’étoile avec la lame de rasoir, une chose qu’elle a dû faire trois fois dans sa vie et qui n’est pas un trucage.

JC : Et pourquoi reprendre ses performances ?

PC : Pour produire une multiplicité de rôles et d’identités. Marina a commencé dans les années 70, avec des performances très dures ; c’était une période où elle refoulait plutôt sa féminité, elle était dans une démarche plutôt féministe que glamour, donc les gens gardait cette image d’elle. Avec l’âge, lui est venu le désir de jouer avec d’autres dimensions de sa personnalité, de son corps ; ce qui m’intéressait, c’était de traverser toutes ses identités dans le cours du récit, de faire remonter des images mentales, des images souvenir, des images prémonitoires, des images d’imaginations de performances. Et toutes ces images nouvelles, c’est un peu les rôles que Marina aurait voulu jouer et qu’elle n’a pas pu jouer, c’est tout ce que l’effort autobiographique produisait, c’est-à-dire qu’en racontant sa vie elle ne pouvait s’empêcher de se l’inventer, de se l’imaginer. Tout est transformé par le processus mental de réinterprétation.

JC : Comment s’est passé la collaboration à l’écriture, le choix des performances recréées ? C’est un travail commun ?

PC : De ce point de vue, elle est coscénariste. J’ai largement utilisé le récit chronologique qui existait. On a établi ensemble une liste de performances que l’on devait utiliser pour réaliser un certain nombre de séquences, et moi j’ai construit mon film avec cela, avec d’autres types d’images et notamment tout ce que j’imaginais pouvoir faire dans sa maison à Amsterdam, à la campagne. Ce qui m’intéressait c’était de voir comment on peut reconstruire une vie. À partir du récit chronologique, on a essayé de produire un certain nombre d’images qui mêlent images d’actions artistiques et images de vie quotidienne, et de construire à partir de cela ce que j’appellerais une esthétique de vie où tout est mêlé et ritualisé, à tel point que l’on ne sait plus ce qui relève de la performance et du rituel de vie ordinaire. Il n’était pas question de signaler où cela commençait et où cela se terminait.
L’idée était que la vie est une œuvre d’art elle-même ; plutôt que de faire ce que l’on fait en général dans un documentaire où l’on montre le travail artistique puis en contrepoint l’artiste dans son quotidien le plus ordinaire, auquel le public peut s’identifier complètement.

JC : Deux questions : la durée du film, et le découpage ?

PC : Le film était fait pour une durée de 63 minutes. J’ai utilisé les 4/5ème de ce que j’avais tourné, il n’y a pratiquement pas de chutes, parce que je ne peux pas me permettre de ne pas utiliser ce que je tourne : le cinéma, ça coûte cher. J’ai une manière un peu "Resnais", je travaille d’habitude beaucoup en travelling, là c’était la première fois que je travaillais en caméra fixe et frontale : c’est elle qui bouge dans le plan, la caméra ne bouge jamais. Tout a été filmé de la même façon, c’est un parti pris formel.

JC : La photo de Dominique Le Rigoleur est magnifique.

PC : Cela fait des années que je travaille avec elle. Sur ce film, je voulais du blanc et du noir, que Marina évolue dans du blanc laiteux, avec le noir de la mémoire duquel surgissait le souvenir, les éclairs de l’imagination.
Dominique a dû réaliser un décor avec beaucoup de lumière très forte, elle a construit un plafond, on a obtenu un blanc parfait. Dans la maison, les murs étaient très dépouillés, très blancs, Dominique n’a eu qu’à renforcer ce blanc, et dans ce blanc aussi faire autant que possible apparaître le noir. Dans le gymnase, j’ai joué avec le blanc du décor et dans la salle à manger le blanc de la fenêtre renforcé. Le film a été construit formellement à la fois sur la frontalité, le noir, le blanc, et une touche de rouge.

JC : Marina était satisfaite du résultat ?

PC : Je pense que oui. Elle était surprise, car elle n’imaginait absolument le montage du film ; dès l’instant qu’un artiste joue un personnage, il lui est difficile d’imaginer ce que le réalisateur va en faire. Elle avait ainsi tendance à rapporter certaines images à des performances artistiques, et à me dire "mais ma performance n’était pas comme cela", ou "là il aurait fallu que l’on voie davantage de sang".
Son propos, dans ses performances dures, très dures même, était avant tout de produire un choc auprès du spectateur. Pour elle ça a pu être difficile à certains moments d’oublier la performance artistique qui avait servi à faire telle ou telle image pour considérer maintenant un film, donc un travail cinématographique avec sa cohérence propre.

JC : Vous avez réalisé depuis un film pour l’INA, Michel Butor Mobile. Vous avez d’autres projets ?

PC : J’ai un nouveau projet avec Butor, une fiction qu’il est en train d’écrire, autour du thème du voyage, et qui pourrait se tourner en Italie.
Et j’ai un projet avec une autre discipline que les arts plastiques, qui est la danse, mais un travail de danse qui est déjà lui-même transversal et pluridisciplinaire, à la frontière de plusieurs disciplines.
J’avais un projet avec Alain Robbe-Grillet qui était un peu difficile et assez compliqué ; je me sens assez proche de lui aussi bien de son travail littéraire que cinématographique, c’est quelqu’un qui est très important dans le cinéma moderne, et qui malheureusement n’est pas assez mis en valeur.

Propos recueillis par Marceau Aidan et Lucien Logette
(Paris, octobre 2000)
Jeune Cinéma n°265, décembe 2000

Balkan Baroque . réal : Pierre Coulibeuf ; sc : P.C., Marina Abramovic ; ph : Dominique Le Rigoleur ; son : Eddy de Cloe ; mont : Thierry Rouden ; int : Marina Abramovic, Ulay, Paolo Canevari. 1999 (63 mn).

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