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Lip, l’imagination au pouvoir (les) (2007)
de Christian Rouaud
publié le vendredi 17 juin 2016

Quand les Lip ont pris la colère

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe (*)

Sortie le mercredi 31 mars 2007


 


Désir d’éclairer un monde de plus en plus opaque sous la transparence feinte du spectacle - tout est dit, tout est vu immédiatement sur la Toile -, souci (rêvons un peu) de mieux saisir le réel afin de le transformer, libération de l’expression grâce à des moyens techniques à l’évolution galopante, de la caméra DV au simple téléphone mobile, qui permettent à chacun, et parfois à n’importe qui, de s’improviser, sinon cinéaste, au moins capteur d’images ?

En tout cas, jamais les films documentaires n’ont occupé une telle place dans la programmation des salles. Alors que s’achevait le festival Cinéma du Réel (*), parmi les dix nouveaux films annoncés pour la semaine du 21 au 27 mars 2007, trois appartenaient au genre, et trente-deux parmi les deux cent quarante-cinq titres projetés à Paris durant la même période.

Plus fort encore : sur la cinquantaine de films français millésimés 2007 vus récemment, seize sont des documentaires, proportion jamais atteinte les années précédentes. À cette allure, l’excellent panorama de Guy Gauthier (1), paru en 2004, nécessitera bientôt un tome supplémentaire.

Que cette floraison soit due à un intérêt neuf, à la possibilité accrue d’une distribution (via Arte, les chaînes thématiques du câble ou la multiplication des festivals spécialisés) ou au moindre coût de l’aventure lorsque le besoin de cinéma tenaille - filmer l’imaginaire demeure hors de prix - n’a que peu d’importance : puisque le fond de l’air est au retour au réel, il est temps de s’y retremper.


 

Pour tous ceux qui ont traversé les quatre dernières décennies avec les yeux ouverts, en refusant d’être des voyageurs de l’impériale (rendons à Aragon le peu qu’on lui doit), l’épopée des usines horlogères Lip représente un des moments hauts des années 70, si prodigues en désillusions.
Elle demeure même exemplaire, dans ses moyens et jusque dans sa fin amère, de toute la période : même si elle n’a commencé que cinq ans plus tard, c’est l’ultime grève de 68, dans sa forme et dans son fond.


 

Non qu’il n’y ait eu ensuite d’autres actions, faibles ou puissantes, avortées ou accomplies - et "ce vieux rêve qui bouge" n’est toujours pas éteint.
Mais il s’agit de la dernière qui eut à combattre un capitalisme à l’ancienne, fondé sur l’entreprise : ainsi que le rappelle Claude Neuschwander, dernier patron de Lip nommé puis sabré par l’État, c’est la phynance qui en prit désormais le contrôle, infiniment plus délicate à affronter, comme on l’a vu depuis.

Ultime grève de 68, donc, car la plus longue, la plus mobilisatrice, et nourrie des pratiques et des illusions de Mai, la plus imaginative dans le registre du "rêver autrement" - au point de parvenir à traduire dans les faits la vieille utopie du pouvoir ouvrier : on fabrique, on vend, on se paie.


 


 

On comprend que le Pouvoir, l’autre, ait senti le danger de contagion que recélait un tel "laboratoire d’essais", pour reprendre les mots de Charles Piaget évoquant l’intérêt de l’extrême-gauche de l’époque pour l’expérience.
Et que de Messmer, Pompidolo regnante, à Chirac, sous la Régence giscardienne, les Premiers ministres successifs n’aient pas eu d’états d’âme pour tenter de ramener à la raison, soit par la matraque, soit par l’étranglement, le millier de grévistes qui leur tenaient tête. Qu’il leur ait fallu plus de deux ans pour y parvenir prouve largement la force initiale des Lip et du soutien apporté à l’époque localement et nationalement - de Besançon à Paris en passant par le Larzac, toutes les montres portées du côté gauche étaient des Lip.


 


 

Dix années de cinéma militant encadrent l’aventure.

En 1967, Mario Marret et Chris Marker viennent filmer la grève de la Rhodiaceta, à quelques encablures de l’usine Lip de Palente, première "grève de 68", et signent le prémonitoire À bientôt, j’espère.

En 1977, Richard Copans (aujourd’hui producteur du film de Rouaud) et le collectif Cinélutte tournent À pas lentes, sur les ouvrières de l’usine Lip.

Entre ces deux dates, Marker, toujours lui, supervise Puisqu’on vous dit que c’est possible (1974), montage des vidéos tournées par les ouvriers en lutte.

Les documents ne manquaient pas à Christian Rouaud pour accompagner les témoignages recueillis aujourd’hui auprès des acteurs de la geste : Piaget, bien sûr, qui en fut ce que l’on n’appelait pas encore l’incarnation médiatique, mais aussi Raymond Burgy, Roland Vittot ou Jean Raguenès, beau personnage de Dominicain "établi", comme se baptisaient alors les intellectuels entrés en usine.

Sans oublier les femmes, Jeannine Pierre-Émile ou Fatima Demougeot, pour une fois admises au premier plan. La seule figure féminine émergeant des images de Mai fut celle de l’ouvrière anonyme - et jamais identifiée, malgré l’enquête menée par Hervé Le Roux dans Reprise - hurlant son désespoir à la porte des usines Wonder réouvertes.

Dans l’action des Lip (comme dans celle du Joint français l’année précédente), les femmes jouèrent un rôle autre que d’appoint traditionnel, à l’intérieur des syndicats et du Comité d’action : comme se souvient l’une d’entre elles, "la création d’un groupe femmes, ce fut la révolution dans la révolution"…


 


 

Christian Rouaud réactive un morceau de la légende militante du siècle dernier sans nostalgie ni passéisme, du genre "c’était le bon temps des grèves".

Trente-trois ans après, l’émotion des acteurs lorsqu’ils évoquent leurs quelques mois d’utopie en marche est intacte - les larmes ne sont jamais loin, même et surtout chez Neuschwander, atypique patron (il était alors membre du PSU autogestionnaire) entre 1974 et 1976, superbement cocufié par le Pouvoir qui l’avait choisi pour désamorcer l’affaire (ce qu’il fit) et jeté comme une serpillière après usage, manière de lui prouver que la collaboration de classes n’est qu’un leurre.


 

Mais ce ne sont pas des médailles d’anciens combattants qu’ils agitent devant la caméra, simplement le récit et l’analyse d’une lutte juste, et dont il est toujours possible de tirer les leçons : la situation générale n’est certes pas identique (les chômeurs français n’étaient alors que quelques centaines de milliers), mais les eaux glacées coulent toujours égoïstement dans le même sens, et la colère ouvrière n’a jamais lieu de se calmer. (2)

Nous verrons peut-être bientôt en salles un film de François Caillat, Bienvenue à Bataville, (3) qui arpente lui aussi, mais en forme de "ballade de l’usine triste", les territoires de la mémoire du travail, en explorant les ruines d’une utopie patronale, celle du fabricant de chaussures créateur de cités intégrées radieuses.

Dans le film de Rouaud, la mémoire est encore vive.
Et la vision de ces retraités combatifs, toujours en prise avec le réel (Piaget milite à AC ! contre le chômage, Raguenès accompagne au Brésil la lutte des paysans sans terre) et qui réexaminent leurs actions sans complaisance est, en ces jours incertains, particulièrement requinquante.

L’imagination au pouvoir ? Il y a des mots qui conservent toute leur force.

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

(*) Ce texte est paru pour la première fois dans La Quinzaine littéraire n°943, 1er avril 2007. Nous vous rappelons que La Quinzaine littéraire est devenue - pour l’instant - En attendant Nadeau.
Le film est en DVD aux Films d’ici.


 

1. Guy Gauthier, Un siècle de documentaires français, collection Cinéma, Armand Colin, 240 p.

2. La grève de l’été 2000 des ouvriers de Cellatex, barricadés dans leur usine ardennaise et menaçants de la faire sauter, a inspiré l’excellent téléfilm de Maurice Failevic, Jusqu’au bout, produit par FR3 et Arte, programmé l’an dernier, en 2006.

3. Bienvenue à Bataville de François Caillat est sorti le 19 novembre 2008.

Les Lip, l’imagination au pouvoir. Réal, sc : Christian Rouaud ; ph : Jean-Michel Humeau et Alexis Kavyrchine ; mont : Fabrice Rouaud ; mu : C.R. et Claude Val, Dominique Vieillard ; affiche de Baru. Avec Charles Piaget (né en 1928), Roland Vittot, Fatima Demougeot, Raymond Burgy, Jean Raguénès, Jeannine Pierre-Émile, Michel Jeanningros, Noëlle Darteville, Claude Neuschwander, Jean Charbonnel. (France, 2007, 118 mn). Documentaire.

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