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Histoire officielle (l’) (1985)
de Luis Puenzo
publié le mardi 4 octobre 2016

La passion de la vérité
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 168, juillet-août 1985

Sélection officielle en compétition du festival de Cannes 1985
Prix d’interprétation féminine pour Norma Aleandro.
Sélection Cannes Classics Cannes 2015.

Sortie les mercredis 22 janvier 1986 et 5 octobre 2016


 


Depuis deux ans, le cinéma argentin nous a familiarisés avec le thème des "Disparus".

Contar hasta diez (1), récemment vu à Berlin, faisait le point sur le malaise d’une famille qui recherchait un fils aîné. C’était surtout la frustration d’un cadet mal aimé qui retenait le cinéaste, et sa quête empruntait les chemins balisés du thriller : le contexte politique restait une coulisse inexplorée d’où émergeait des tueurs et des victimes terrorisées.
Un film d’enquête de Rodolfo Kuhn (2) présentait cet automne [NDR : automne 1985] des témoignages de femmes et mères de disparus et révélait la lutte des grand-mères pour retrouver des enfants nés en prison et adoptés par les familles des bourreaux.


 

Les faits sont donc connus et en Argentine et à l’étranger, et Luis Puenzo le réalisateur rappelait, dans sa conférence de presse, que l’information bien couverte par les journaux, il avait cherché à réaliser un film de réflexion. Son sujet, c’est donc la crise d’une femme, mère adoptive d’une petite fille qui apprend le drame des enfants disparus et soupçonne que sa petite pourrait bien être née en prison.

Luis Puenzo et sa scénariste Aída Bortnik ont fait de leur Alicia une bourgeoise heureuse et préservée, faisant ainsi le portrait de tous ceux qui "ne se sentaient ni victimes ni bourreaux" et qui "avaient des yeux pour voir et ne voyaient pas".
Un portrait auquel pouvaient alors s’identifier les 80% d’Argentins, aveugles heureux, qui pensaient tranquillement que les disparus avaient bien dû faire quelque chose. De plus cette quête de vérité qu’entreprend Alicia n’est pas mue au départ par une préoccupation politique ni un devoir moral, mais par la seule exigence de son amour.


 


 

Ce sujet semble relever du mélodrame, mais c’est au contraire une plongée dans la tragédie et derrière la silhouette bourgeoise d’Alicia domine la grande ombre d’Œdipe-le–juste attaché à découvrir sa propre culpabilité.

L’auteur s’attarde sur la vie normale d’Alicia : le collège avec ses chants patriotiques, sa discipline et ses manuels sages, la maison chaleureuse et vivante où une enfant règne sur des parents d’autant plus affectueux et souples qu’ils sont déjà âgés. Parfois la maison s’ouvre aux amis et relations d’affaires parlant d’un monde dont Alicia reste à l’écart.


 

Le montage passe de manière incisive d’un monde à l’autre avec une brusquerie qui bouscule la nonchalance de chaque séquence. Ce monde mis en place, Alicia solidement qualifiée comme une prof, un peu désuète, une femme douce et vive, maîtresse de maison un peu choquée des propos osés des invités, la chaîne se met en marche.

Les signaux de vérité éclatent à l’école.
C’est une phrase d’élève : "Les assassins ont écrit les manuels", un affichage de photos d’enfants disparus au tableau noir. Les signes ne sont pas reconnus par Alicia qui les prend pour des actes de rébellion et d’insolence.

Le coup porté à la maison sera, en revanche, décisif parce qu’inattendu et venant d’une amie d’enfance revenue d’Europe. C’est une séquence magistrale par sa richesse et sa discrétion. Le père est couché, Ana et Alicia se sont un peu saoulées. C’est en pouffant qu’Ana raconte comment "ils sont entrés et ont déchiré le poster de Gardel". Alicia rigole. Nous savons ce qui va être dit, nous sommes déroutés, presque choqués.


 

Et tout d’un coup, Ana est secouée de rire qui s’avère un sanglot, Alicia dégrisée reçoit l’horreur de plein fouet, l’horreur dans ses bras, attestée par ce corps qui tremble et une voix qui parle du violeur pour qui on la gardait après la torture. Coup sur coup, la torture, sa gratuité, son étendue, les mille cris de la prison et l’impunité. Un mot sur les enfants d’assassinés confiés au bourreau déclenche l’angoisse et le besoin de savoir.


 

À cette scène toute entière cadrée sur le visage d’Alicia dont on ne voit que les yeux répond la scène finale où Alicia, qui sait désormais, se fait tabasser sauvagement par son mari. Au long de sa descente aux enfers, elle a connu les victimes, des mères aimantes comme elle, et a vu basculer les siens, et d’abord son mari, du côté des bourreaux.

Remarquable scénario qui a le courage de découvrir le mal partout dans la société, à l’école qui trompe, chez les curés qui savent, dans les milieux financiers qui collaborent et pas seulement chez les militaires.

Plus remarquable encore est la mise en scène qui s’attache exclusivement à cette femme en proie à la passion de la vérité qui réussit à atteindre une dimension tragique en restant proche du concret.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n° 168, juillet-août 1985

1. Contar hasta diez (Aka Buen viaje, Ramón) de Oscar Barney Finn (1985).

2. Todo es ausencia de Rodolfo Kuhn (1984), tourné en Espagne.

L’Histoire officielle (La historie oficial). Réal : Luis Puenzo ; sc : L.P. & Aída Bortnik ; ph : Félix Monti ; mu : Attilio Stampone ; mont : Juan Carlos Macias : déc : Abel Facello. Int : Héctor Alterio, Norma Aleandro, Chunchuna Villafañe, Hugo Arana, Guillermo Battaglia, Chela Ruíz, Patricio Contreras, Maria-Luisa Robledo (Argentine, 1985, 112 mn).

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