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Cul-de-sac (1966)
de Roman Polanski
publié le mercredi 24 mai 2017

par Jean Delmas
Jeune Cinéma n° 19, décembre 1966-janvier 1967

Ours d’or de la Berlinale 1966
Sorties le vendredi 2 décembre 1966, les mercredis 2 janvier 2013 et 24 mai 2017.


 


Comme Le Couteau dans l’eau, Cul-de-sac, le nouveau film de Polanski est une joute à trois, au cours de laquelle s’établissent et s’inversent des rapports de domination.

Mais les trois personnages du Couteau dans l’eau étaient (quoiqu’exaspérés) des êtres pris dans notre réalité ; les épaves échouées dans le cul-de-sac maritime qu’est le vieux fort de Linfarm, isolé par la mer sauf à marée basse, sont des échantillons zoologiques plus exceptionnels.


 

D’abord George, le maître (si on ose dire) de céans : un vieux pantin, veule comme une poupée de son malgré son radotage sur son passé militaire, le crâne chauve comme un œuf, occupant son désœuvrement à élever un dégoûtant troupeau de poules pour entasser des centaines d’œufs dans son frigidaire ou sa cave, et surtout à cultiver de son mieux les bonnes grâces de la très jeune et jolie femme à laquelle il est marié depuis quelques mois.

Ensuite, ladite très jeune et jolie femme, Teresa, passablement folle, qui trompe son ennui en faisant du vieux mari un jouet dérisoire qu’elle affuble de ses chemises de nuit et peinturlure avec son bâton de fard, mais aussi en allant pêcher la crevette avec un jeune godelureau du voisinage, d’ailleurs aussi bête que le vieux.

Finalement, tombant brusquement on ne sait d’où, un curieux gangster en détresse, qui s’installe au château en attendant du secours et assure sa sécurité par une "terreur" goguenarde et pas très vigilante.


 


 

Que va-t-il se passer, si on met dans le même bocal ces trois "sujets" ?
Que va-t-il se passer si Teresa, puisque ce gangster trop préoccupé par ses soucis professionnels ne s’enflamme pas spontanément pour elle, entreprend de l’allumer (pendant sa sieste) par les orteils, entre lesquels elle glisse des torches en papier ?
Que va-t-il se passer si on met entre les mains tremblantes de George, après deux ou trois jours de mauvaise humeur étranglée, un revolver chargé qui lui fait encore plus peur que le gangster ?
Que va-t-il se passer si vous introduisez indiscrètement dans le bocal, pendant que s’entre-dévorent vos trois spécimens rares, des individus ordinaires, une famille bien bourgeoise d’amis ou voisins qui s’invitent à Linfarm pour y passer "une bonne journée" ?

La joie du spectateur, c’est d’attendre toujours des solutions imprévues à des situations pour lui également imprévues.
Le jeu du réalisateur, qui a créé les situations, semble être de suivre ensuite leur évolution, comme un entomologiste qui aurait mis dans le même bocal trois insectes étranges, l’un à l’autre étrangers, et qui ensuite - œil attentif et un peu méchant - observe les contorsions de leur bataille.

Polanski a toujours eu le goût du défi - et du défi pour lui-même. Il semble s’être toujours senti à l’aise (ou bien est-ce pour conjurer un malaise ?) dans l’observation de ces rapports de domination et de sujétion.
Ce qui se révèle ici, c’est un tempérament, une manière d’être ; c’est peut-être aussi une marque de "polonité", à laquelle n’échappe pas un Polonais né à Paris, filmant en Angleterre.


 

Mais est-ce pour autant une philosophie ? Faut-il voir dans Cul-de-sac une illustration du homo homini lupus ?
Ou encore (exégètes de la métaphysique hitchcockienne, à vos pièces ?) ce mystérieux Kettelbach, au bout du fil téléphonique, sans le secours duquel même le plus rude gangster devient une ombre désemparée, est-ce la métaphore de la grâce absente ?


 

Avec Polanski, on ne sait jamais.
Il laisse toujours planer sur ses personnages un mystère qui pourrait être de Dieu s’il n’était d’un diable. Et puis on se demande toujours s’il ne provoque pas spectateurs et critiques, comme d’autres insectes, pour s’amuser à voir s’ils choisiront d’être dupes ou d’être naïfs.

Pour s’amuser… il s’amuse comme le garnement en visite au château, qui joue des tours à tout le monde. Les épaves qui se rassemblent dans le cul-de-sac sont trop déshumanisées pour "porter témoignage" sur la destinée humaine. Mais le rire est le propre de l’homme et on rit : c’est sans doute le seul "témoignage". Ce mot, cul-de-sac, jeté en titre, n’est-il pas là - plus que pour sa signification - pour l’amusement de deux mots secs dont le choc fait jaillir le rire ?

Il est vrai que le minutieux Polanski a peut-être aussi vérifié au dictionnaire, pour un film où la mer est toujours présente, que "cul-de-sac" est un terme technique de pêche : le "fond du filet" (les cinq crevettes pêchées par Teresa et le jeune voisin).

Car rien ici ne semble livré au hasard et cette œuvre maîtrisée est une réussite assez admirable.
La sècheresse d’un texte où chaque mot est un trait, l’exacte et cohérente mise au point de types semi-burlesques qui (au cinéma du moins) n’avaient guère de précédents, la précision des gestes et des attitudes, tout est d’un cinéaste maître de ses moyens, mais qui ausi se refuse tout bâclage.


 

Et si admirables que soient les acteurs, on les sent toujours solidement dirigés. La désinvolture même est ici un art et une patience. Si vraiment rien d’autre n’existait pour Polanski, il existerait encore la passion du métier et, dans le métier, l’exigence de perfection.
Si Polanski, l’homme, semble quelque fois se moquer de tout et de tous, Polanski, le cinéaste, ne se moque jamais du spectateur.

Jean Delmas
Jeune Cinéma n° 19, décembre 1966-janvier 1967

Cul-de-sac. Réal : Roman Polanski ; sc : Roman Polanski & Gérard Brach ; ph : Gilbert Taylor ; mont : Alastair McIntyre ; mu : Krzysztof Komeda. Int : Françoise Dorléac, Donald Pleasance, Lionel Stander, Jack McGwran, Iain Quarrier, Jacqueline Bisset (Grande Bretagne, 1966, 113 mn).

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