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Médée (1969)
de Pier Paolo Pasolini
publié le mercredi 20 juillet 2022

Médée, notre contemporaine
par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°45, mars 1970

Sorties les mercredis 28 janvier 1970, 15 novembre 2017 et 20 juillet 2022


 


La tradition classique avait réduit le personnage de Médée à l’image un peu floue d’une amante trahie, meurtrière de ses enfants. Pier Paolo Pasolini lui a restitué sa dimension sociale : Médée reste "la femme révoltée par la lâcheté de l’homme qu’elle aime", mais elle est aussi, et surtout, la femme d’une autre race, dépaysée, déracinée, que le monde raciste de Corinthe exclut pour sa "diversité".


 

En consacrant la plus longue partie du film à l’évocation de la Colchide, en racontant l’arrachement de Médée à sa terre, à sa famille, à ses dieux, en prenant l’enfance de Jason comme l’harmonique du monde de Médée, P.P. Pasolini a fait de son film un poème sauvage et splendide dédié à l’enfance et au monde archaïque, mais aussi une leçon très intellectuelle sur les survivances du sacré dans le monde occidental. D’où l’ambiguïté du film, à la fois lyrique et didactique, abstrait et riche de visions, fantastique et réel.


 

Au début, un centaure bavard "éduque" l’enfant Jason : il lui parle de légendes, de pays mythiques au-delà des mers, de dieux présents dans le ciel et l’eau, de Dieu qui n’existe pas. Et Jason n’écoute pas, tout occupé à tracasser un petit crabe. Nous non plus, touchés que nous sommes par la très grande beauté de ce paysage d’eau et d’herbes et amusés par un Laurent Terzieff à quatre pattes.


 

Puis, d’un coup - comme s’il arrachait Œdipe au paradis de ses deux ans -, la terre de Médée nous est jetée au visage.


 

C’est un monde étrange. Les jeunes hommes y sont couronnés de blé, les guerriers caparaçonnés comme les chevaliers de Paolo Uccello (1), les prêtres cornus comme les Écossais de Orson Welles. Nous reconnaissons la royauté que, de Accattone aux ragazzi des poèmes, P.P. Pasolini a toujours conféré à la jeunesse pauvre.


 

Mais la longue séquence du sacrifice humain introduit une autre dimension.
Ces rites, nous les reconnaissons, ce crucifié du solstice de printemps, ce sang répandu pour que vive la terre, ce grain qui doit mourir, ces rogations de femmes en noir dans le champ de blé, ces bêtes mortes pendues dans les branches, ce sont aujourd’hui les cérémonies chrétiennes, et les survivances magiques de certaines campagnes.
Ce sont aussi, retrouvées dans la nuit du passé, les vraies actions : le vrai homme tué, le vrai sang coulé sous le blé, les vraies entrailles pendues à l’arbre, et le scandale de l’homme tué pour que renaissent les plantes. Poème de savant qui restitue le mythe agraire du roi-prêtre, tué en la personne d’un jeune paysan.


 

Dans ce monde surgit Jason adulte, le personnage le plus significatif du film, celui où la pensée de P.P. Pasolini s’insère avec le plus de rigueur dans le donné de la légende. Son voyage, celui d’une jeune bourgeois pillard et soudard, est le sacrifice offert à l’esprit d’aventure avant l’établissement conformiste avec la fille du patron, avec Glauce de Corinthe.


 

Mais il est aussi, symbolisé par l’amour déçu de Médée, la découverte du monde sacré. Cette découverte, qui le renvoie à son enfance liée à l’eau, aux prés, au ciel, comme Médée est liée au roc, aux vignes, au blé, est pourtant le contraire d’une régression : la découverte d’un ailleurs, plus vaste que l’île de son oncle Créonte, plus compliqué que les explications de son précepteur Centaure.


 

En refusant d’inventer sa Colchide, en restituant son mythe agraire dans un pays réel, la Cappadoce, dans un milieu réel de paysans turcs troglodytes, P.P. Pasolini rappelle que ce monde sacré nous est contemporain. Cette récurrence de thèmes qui irrite parfois, ces servantes qui lévitent, cette attention prêtée à la magie, aux manifestations de la foi, ne constituent pas une évasion mais une exploration du réel présent. Oui, le monde est plus vaste que la Crète, et la conscience d’un homme plus obscure que les pierres blanches de Pise.


 

Cela, c’est "l’idéologie" posée encore une fois en théorème. Ensuite, le déroulement de la légende : le cortège des meurtres, celui du frère tronçonné membre après membre, celui des enfants égorgés avec tendresse dans le sommeil et brûlés comme les tisons du sacrifice.
Entre les deux, le temps de l’exclusion : Médée dans le ghetto en marge de la cité, coupée de Jason son mari, repoussée par la société de Corinthe. Chaque meurtre porte sa signification. Le frère tronçonné, c’est trancher cinq fois les racines qui reliaient à la terre, les enfants brûlés, c’est le refus - ou l’impossibilité - pour l’arbre déraciné de pousser des branches vives.


 

Quand, après le passage en radeau, Médée, qui "n’a jamais connu la mer", retrouve le rivage, elle s’aperçoit avec horreur que cette terre - la lagune de Grado - est une terre sans racines. Le passage de la maison souterraine au palais des collines, les corps vivants tronçonnés, les arbres abattus et brûlés, cette boue desséchée, constituent l’image allégorique d’une double amputation : celle que le monde bourgeois a pratiquée sur le Tiers-Monde en le coupant de ses traditions et, en les privant de leur mémoire, sur ses propres enfants.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°45, mars 1970

1. Paolo Uccello (1397-1475) est un peintre florentin de la Renaissance.

* Cf. aussi "Entretien avec Pier Paolo Pasolini" à propos de Médée, Jeune Cinéma n°45, mars 1979.


Médée (Medea). Réal, sc : Pier Paolo Pasolini, d’après Euripide ; ph : Ennio Guarnieri ; mont : Nino Baragli ; mu : Pier Paolo Pasolini, Elsa Morante ; déc : Dante Ferretti ; cost : Piero Tosi. Int : Maria Callas, Giuseppe Gentile, Massimo Girotti, Laurent Terzieff, Margaret Clementi (Italie-France-Allemagne, 1969, 110 mn).



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