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Dewever, Jean (1927-2010) (e)
Entretien avec Vincent Dupré (2006)
publié le dimanche 15 octobre 2006

Rencontre avec Jean Dewever (1927-2010)
à propos de Les Honneurs de la guerre (1961)

Jeune Cinéma n°305, octobre 2006


Curieuse destinée que celle des Honneurs de la guerre  : film "honoré", justement, à Cannes en 1961 et à San Sebastian l’année suivante, loué par la presse et salué par de grands cinéastes (Resnais, Renoir et Truffaut), aussi bien que film maudit rencontrant des problèmes de censure et de distribution qui bloquèrent sa sortie deux ans durant.
Lorsque celle-ci eut finalement lieu en août 1962, sanctionnée par une interdiction aux moins de 16 ans, un mur de coton s’était construit autour du film. Manière de l’étouffer sans le censurer formellement : il était manifestement trop tôt pour contempler sans trémuler ce tableau peu complaisant de l’Occupation, sorte de prélude fictionnel au Chagrin et la Pitié, qui connaîtra dix ans plus tard un sort identique.

Lors de sa reprise en 1988, il suscite à nouveau l’admiration des critiques mais ne s’impose pas encore pour ce qu’il est : l’un des plus beaux films français des années soixante et, peut-être, le meilleur jamais réalisé sur cette période sombre de l’histoire de France.

Ce qui dérangeait hier fait la force du film aujourd’hui : c’est, pour le dire en un mot, sa modernité.
Modernité qui tient en premier lieu à un refus du spectaculaire : Les Honneurs de la guerre est davantage une chronique de l’Occupation finissante qu’un film de guerre épique, une galerie impressionniste de personnages davantage qu’un film d’action mené par des héros, un film d’attente, en suspens, plus qu’un film de suspens.

Modernité dramaturgique ensuite : celle d’un récit scindé déroulant sous nos yeux deux histoires en parallèle - comme dans Les Palmiers sauvages de Faulkner, roman admiré par Dewever - jusqu’à leur croisement tragique. Opiniâtreté et fierté militaires d’un côté, sentiments vindicatifs d’une population brimée de l’autre entrent finalement en collision alors même qu’ils tendaient à s’épuiser. Pour Dewever, les horreurs et les honneurs de la guerre, à l’évidence, c’est tout un.

Cette manière de renvoyer dos à dos civils et militaires, occupés et occupants, atteste de la modernité politique de cette tragédie bucolique, de ce "drame gai" panthéiste, construit autour d’un malentendu, de ceux qui provoquent les guerres et les font se poursuivre, jusqu’à l’absurde.

Modernité esthétique enfin et surtout : lumière solaire, noir et blanc tranché et mouvements d’appareil incisifs composent une esthétique impressionnante de rigueur et fixent un regard distancié qui enveloppe dans la même objectivité les résistants et les Allemands (cette indifférenciation du point de vue n’est sans doute pas étrangère aux problèmes rencontrés par le film : les censeurs souhaitaient sans doute un film plus partisan et manichéen).

Au moment où le dilettantisme des cinéastes autodidactes de la Nouvelle Vague imposait une nouvelle esthétique, libre et désinvolte, Dewever tirait profit de son parcours traditionnel d’assistant et de ses connaissances pratiques pour réaliser une œuvre dont la qualité technique parfait la précision et la radicalité d’une écriture filmique qui n’est pas sans rappeler celle de Bresson.

Le miracle des Honneurs de la guerre, c’est, qu’au travers de cette forme épurée, passe une sensibilité aux éléments, une brise hédoniste, un transport dionysiaque ; d’où le caractère si particulier de sa tonalité, que l’on pourrait situer quelque part entre le sensualisme du Renoir d’Une partie de campagne et la froideur clinique du Becker du Trou, dans un espace cinématographique original où se polariseraient la poétique de l’eau du premier et la poétique de la pierre du second. Il est beau que tout en ayant fait œuvre personnelle, Dewever ait réalisé un magnifique hommage à ces deux figures tutélaires et inspiratrices.

Vincent Dupré

Jeune Cinéma : D’un point de vue strictement historique, vous faites partie de la Nouvelle Vague puisque vous réalisez votre premier long métrage en 1960. Pourtant, Les Honneurs de la guerre ne correspond à aucune des caractéristiques thématiques et esthétiques de ce mouvement. La place qu’il occupe dans la production de l’époque est très atypique, presque anachronique. En ces temps où l’esprit de rupture était de mise, votre film se présente plutôt comme le prolongement des films de Renoir et Becker, dont vous avez d’ailleurs été l’assistant. Comment vous situiez-vous à l’époque par rapport au cinéma de Truffaut, Godard et des autres ?

Jean Dewever : Pour essayer de fixer les choses, je vais me définir moi-même. J’ai horreur (ou je n’aime pas) les idéologies qui découpent l’humanité en tranches : les religions, le marxisme, le léninisme, le racisme et l’antiracisme. Être antiraciste, c’est déjà admettre qu’il existe des races.
Je ne suis pas violent, sauf en pensée et en paroles, quand ça me prend et que je l’estime utile, jamais dans les actes. Je déteste donc la représentation de la violence, comme celle de la prostitution qui est un des actes les plus tristes qui soient.
J’adore la Nature. Je crois en la Terre, notre père-mère (peut-être parce que quelque part je me sens un peu Indien), et dans l’Homme, ce qui sous-entend la Femme. Faire l’amour est un credo, ça a bien marché, merci.

Ajoutez que j’étais, sans le savoir, un surdoué, que j’en ai bavé (14 collèges et lycées entre la 6e et la Philo). Rentré à l’IDHEC parce que ça m’amusait plus que Polytechnique et que j’étais assuré d’entrer dans une profession où je ne connaissais personne et où je n’avais aucune idée de ce que je ferais.
Président (par quel miracle, un condisciple de l’IDHEC, Michel Croise, m’y a poussé) d’un énorme ciné-club universitaire - probablement de 1947 à 1949, il faudrait que je recherche -, j’ai découvert que les films les plus importants étaient aussi les plus inconnus, les plus martyrisés : Zéro de conduite, L’Atalante, La Règle du jeu, Le Million, À nous la liberté, La Marseillaise (chef-d’œuvre absolu) et une centaine d’autres.
Renoir, Vigo, Stroheim, Clair, les frères Prévert, le Carné de Drôle de drame, Michel Simon…
Aimer, pour moi, ne signifie pas exclure. J’étais très attaché aussi au cinéma de l’Occupation, Autant-Lara, Christian-Jaque, Clouzot, Becker, etc.

C’est un tout qui a formé ma pensée, dirigé mes émotions artistiques, avec une passion fatale pour les romans et le théâtre, Molière, Racine, Corneille, Flaubert, Stendhal, Mirbeau et Shakespeare, plus tardivement et plus passionnément encore.
Tous ces artistes étaient des gens qui aimaient passionnément leur art, qui essayaient, difficultueusement, de s’exprimer, qui y risquaient leur vie, leur fortune ou celle héritée de leurs pères. Comme l’écrivait Flaubert à George Sand qui lui reprochait de s’adresser à quelques dizaines de lecteurs : "Je ne comprends pas ce que vous me dites, j’écris pour tous ceux qui liront la langue française jusqu’à la fin des temps." Cette déclaration m’a toujours sidéré. Vous voyez qu’avec de telles dispositions, j’étais vraiment mal parti.

Vous me dites Nouvelle Vague ? La Vague de l’anathème contre ceux que j’aimais et respectais ? Par qui ? Rivette, Doniol-Valcroze, Godard, il en manque un ou deux. Des petits bourgeois, pressés d’écrire avant d’apprendre, pour tourner quoi ? Essayez de vous rappeler leurs tout premiers films. Avant que ces révolutionnaires ne deviennent, tout comme leurs prédécesseurs, d’excellents marchands de nougatine avec en prime, comme les copains, quelques chefs-d’œuvre. Voilà, succintement, pourquoi je n’appartiens pas à la Nouvelle Vague.

J’y ajouterai quelques ragots : Melville nous avait convoqués, moi et une cinquantaine de réalisateurs, dans une salle des Champs-Élysées pour nous proposer d’établir une liste des techniciens qui n’acceptaient pas de faire des heures supplémentaires gratuites ou exigeaient d’être payés au minimum syndical. Pas pour les engager, bien sûr. Ça m’est resté sur le cœur.

C’est un univers que j’accepte mais qui ne me plaît pas trop. Pour finir sur un élément positif, immédiat, les réalisateurs de la Nouvelle Vague, ignorant tout, ont balayé les règles qui avaient force de loi dans la profession : axes de tournage, montage, éclairage… Ils n’avaient pas grand-chose à dire, ils le disaient formidablement. Je me suis efforcé de m’en inspirer. Il est certain que sans Godard je n’aurais pas tourné comme je l’ai fait.

JC : Votre film comporte-t-il des éléments biographiques ? En quoi a-t-il bénéficié de cette expérience ?

J.D. : J’avais 16 ans et demi à la Libération. Bien sûr, je vous ai raconté le coup du canon de 75, installé rue Rémusat dans le 16e arrondissement, et braqué sur le pont Mirabeau. C’était martial, il n’y avait pas d’obus. Si les Allemands en déroute s’étaient énervés, cela pouvait tourner au massacre.

Neuf ans plus tôt, Daladier et Chamberlain étaient allés à Berchtesgaden pour renconter Hitler. Ils étaient tombés sur un bec. Dans Les Honneurs, c’est la balade de Pierre Collet et Paul Mercey partis parlementer avec les Allemands, qui ne répondent pas à leurs appels. Il y en a certainement d’autres, il faudrait que j’y réfléchisse.
J’étais surtout très influencé par les souvenirs de la guerre de 14 : Dorgelès, Les Thibault.
Mon père avait fait le pied de mitrailleuse de 1914 à 1918. Il n’en parlait jamais. Simplement, ils se réunissaient entre vieux poilus, deux trois fois par an. C’était très impressionnant. Il y avait un ex-adjudant corse, un ex-officier, un grand homme avec deux jambes mortes sous lui, un ex-capitaine sorti du rang avec une batterie de décorations et de citations et quelques simples troufions de toutes origines sociales, si l’on excepte la formation tranchées. Je me rappelle le silence de ces gens lorsqu’ils ont appris la déclaration de guerre en 1940. Pas un mot. Cela vous marque.
Faut-il vous préciser que je hais la guerre, la mort, debout ou couché ? Surtout celle des autres, la mienne me paraît inéluctable et j’ai bien profité de la vie.

JC : Selon certaines sources, on vous crédite comme coscénariste du film ? Quel fut votre apport au scénario ? Celui-ci a-t-il connu des évolutions au cours du tournage ?

J.D. : Je suis principalement le scénariste des Honneurs, mais c’est à l’actif de Jean-Charles Tacchella, que j’avais connu cinq ans plus tôt sur le film d’Yves Ciampi Les héros sont fatigués, d’avoir ordonné tout ce qui me venait, de l’avoir rendu possible en l’écrivant et de l’avoir admirablement dialogué. D’où la formule : "écrit par Jean-Charles Tacchella".

JC : Le film s’ouvre et se clôt sur le même plan : un travelling en contre-plongée sur des lampions de kermesse accompagné en off de tirs de fusils. Cette antithèse visuelle, réitérée par un procédé d’inclusion, condense toute votre vision absurde de la guerre. Cette idée était-elle inscrite dans le scénario ou vous est-elle venue au montage ?

J.D. : La fin découle de tout ce qui précède. Mes films sont toujours très écrits, je ne me lance que lorsque le texte me convient entièrement. Le montage ne change pratiquement rien quant au fond, beaucoup sur la durée des plans, les sons, la musique.

JC : Les Honneurs de la guerre ne ressemble pas aux autres films français sur la Libération, avec missions périlleuses, conspirations, trahisons, règlements de compte et actes héroïques. Votre film ne relate pas le combat épique d’une Libération à conquérir, mais la joie d’une Libération acquise. Il est dédramatisé, diurne, solaire, sensuel. Aviez-vous conscience de cette singularité ?

J.D. : J’en étais parfaitement conscient. C’est bien parce que je ne trouvais pas de film montrant ce que je ressentais que j’ai tourné Les Honneurs. Mais il faut aussi se rappeler la date de préparation du film : je voulais faire un film sur la guerre d’Algérie, ce qui était impossible en 1960 ; on ne peut pas regarder Les Honneurs sans y penser.

JC : On hésite à considérer Les Honneurs de la guerre comme un film de guerre : la seule scène de combat survient à la toute fin et vous prenez le parti de la réduire à un montage fulgurant d’images vidées de toute figure humaine, à une succession de plans métonymiques d’une grande force suggestive. Ce refus du spectaculaire a-t-il présidé à l’élaboration du film ? Aviez-vous l’intention de rompre avec les conventions du genre ?

J.D. : Bien entendu. Je n’aime pas les conventions. Avec Tacchella nous avons essayé d’innombrables fois d’écrire la scène entre le capitaine allemand et le maire du village, celle où ils discutent de la trêve. C’était minable. On se retrouvait dans un film de… je n’en dirai pas plus. D’une façon générale, je me suis efforcé de ne jamais tourner une scène que j’avais vu dans un autre film, même génial.

JC : Votre film ne présente pas un ensemble de personnages fortement caractérisés et solitaires, mais un collectif indivisible, un groupe uni dont aucun membre ne se détache vraiment, même si chacun est parfaitement dessiné. Le choix d’acteurs peu connus allait-il pour vous dans le sens de cette dimension unanimiste ?

J.D. : L’utilisation de comédiens peu connus ou oubliés - Danielle Godet était une petite vedette, Davri aussi - m’a été imposée par la nécessité. Terzieff a refusé le rôle de Bernard Verley. J’ai dû à l’époque essayer quelques autres pointures. Ils ont probablement refusé. À vrai dire, c’était un peu un procédé. Je proposais un film à des comédiens ou comédiennes sans me donner vraiment la peine de les convaincre. C’est eux qui décidaient. Finalement, cette façon d’agir a donné d’excellents résultats.

JC : Les Allemands sont non seulement aussi présents à l’image que les résistants, mais vous nous les montrez dans leur quotidien, leur souffrance, leur humanité. De plus, le film travaille de subtiles correspondances entre les deux groupes antagonistes : scènes de repas, de beuverie et de fête se répondent, signalant, par-delà le conflit et le cloisonnement instauré par le montage parallèle, une proximité humaine. Cette égalité de représentation et de compassion du regard, n’est-ce pas là ce qui a dérangé à l’époque ?

J.D. : Il n’y a qu’un ancien des Jeunesses hitlériennes dans le film, un peu gay. Ses copains se moquent de lui. Je ne fais pas de films sur les fous furieux. Ça ne m’intéresse pas, Dutroux, Staline, les islamistes radicaux, les cinglés d’Israël… Je les laisse aux autres. Sans doute en faut-il puisqu’il y en a. La Chute, très peu pour moi.
Quand nous avons travaillé sur le film, je m’imaginais occupant en Algérie, pas très glorieux, essayant quand même de faire un peu la fête, avec la peur au ventre.
Tout a dérangé tout le monde dans mon film. Je ne croyais pas que les gens étaient tellement embrigadés.
De toute façon, je suis un homme extrêmement déterminé. J’ai fait presque tous mes films avec des gens accrochés à mes basques pour me convaincre d’y renoncer. La preuve, Les Jambes en l’air n’est jamais sorti. Ceux qui ont travaillé sur le projet le voulaient. C’est Francis Blanche qui m’a fait téléphoner par Gérard Lebovici pour avoir le rôle. Il a même fait des prix, ce n’était pas pour retourner le commandant Schulz de Babette - où il est d’ailleurs extraordinaire.

JC : Le film respecte les trois unités de temps, de lieu et d’action, ce qui lui confère une vraie dimension tragique. Pour autant, il ne tombe jamais dans l’emphase et le pathos. Comment avez-vous maintenu cet équilibre miraculeux entre la gravité du propos et le dépouillement du traitement ?

J.D. : Il faudrait que nous parlions de la mise en scène de tous mes films. Ils sont graves mais gais, tragiques mais rigolos, toujours très compliqués au fond et très simples en apparence. Exemple : j’ai demandé à Jean Besnard de jouer le rôle du milicien. C’était un type épatant, condammé pour collaboration après la Libération, que Jacques Becker avait protégé des Saint-Just de l’époque. Il a une gueule pas possible et il crache au nez des braves paysans niortais qui l’ont arrêté, leur disant qu’ils ont des têtes de dégénérés (ce qui est vrai) et qu’il reviendra (ce qui est vrai). Tout l’équilibre est là.

JC : La photographie du film est un modèle de sobriété. Elle est signée par Ghislain Cloquet, qui a éclairé des films aussi rigoureux que Le Trou ou Au hasard Balthazar. Qu’attendiez-vous de lui ?

J.D. : La photographie n’est pas due au seul Ghislain Cloquet. L’image est de Cloquet, Georges Lévy, le décorateur, et Alex et Eliane Marcus, les maquilleurs. C’est un travail commun, indissociable, vu la difficulté de la tâche. Je voulais juste ce que vous avez dit si bien dans vos questions : une image dédramatisée, diurne, solaire, sensuelle. Ils ont réussi. Cela dit, cela a coûté - m’a coûté - une fortune.

JC : Les Honneurs de la guerre est en passe de devenir un classique établi, ce que tend à indiquer cette deuxième ressortie. Cette consécration tardive vous apporte-t-elle de la satisfaction ? Avec le recul, que pensez-vous de votre film ?

J.D. : Je ne reviens jamais sur mon passé. Je ne pense rien de mes films. J’ai, à chaque fois, tenté des expériences, tourné ce que je ne savais pas tourner, exploré des voies inconnues. Avec toute la sensibilité, la technicité dont j’étais capable. Ma grande ambition aura été l’espoir qu’on les voie un jour.

Propos recueillis par Vincent Dupré
Paris, septembre 2006
Jeune Cinéma n°305, octobre 2006

Les Honneurs de la guerre. réal : Jean Dewever ; sc : Jean Dewever et Jean-Charles Tacchella ; ph : Ghislain Cloquet ; mont : Suzanne Cabon ; déc : Georges Lévy ; int : Pierre Mercey, Pierre Collet, Bernard Verley, Albert Hehn, Alix Mahieux, Gaby Basset (France, 1962, 85 min.)

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