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Ogawa, Shinsuke (1936-1992) II (e)
Festival de Pesaro 1972
publié le dimanche 8 avril 2018

Rencontre avec Shinsuke Ogawa (1936-1992)

Extrait du catalogue du Festival de Pesaro 1972
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972


 


Après avoir accompagné les révoltes étudiantes durant les années 1966-1968, Shinsuke Ogawa et les membres de son collectif Ogawa Productions, né en 1968, se sont installés à la campagne, à Heta, village de la région rurale de Sanrizuka près de Tokyo, où les paysans expropriés résistaient au chantier de construction de l’aéroport international de Narita. Entre 1968 et 1977, ils y produisirent des films témoins de la lutte et de la répression brutale de l’État. L’aéroport fut finalement inauguré en 1978.

L’Occident découvrit son travail au Festival de Pesaro 1972, grâce à la sélection faite par Adriano Aprà (qui dirigera le festival de 1990 à 1998) : Le cinéma japonais des années 60 (avec Oshima, Immamura, Teshigahara, Ogawa et Tsuchimoto).

À Paris, au printemps 2018, le Cinéma du réel (23 mars-1er avril 2018) et le Musée du Jeu de Paume (3-28 avril 2018) ont organisé une Rétrospective intégrale Shinsuke Ogawa & Ogawa Pro, programmée par Ricardo Matos Cabo.



À propos du travail et du combat avec les paysans de Narita

Shinsuke Ogawa : La veille du premier jour de tournage à Sanrizuka, près de Narita, les membres de l’équipe se sont mis d’accord sur deux principes.

Avant tout placer clairement la caméra du côté des paysans engagés dans la lutte. Si le pouvoir opprime les paysans et si les policiers frappent les paysans, alors notre caméra aussi sera en première ligne pour recevoir les coups afin que le "message" du pouvoir soit directement transmis aux spectateurs à travers l’écran.

Deuxièmement, sans nous préoccuper des difficultés de réalisation du film, nous ne devions jamais chercher à tenir cachée la caméra ou user du télé-objectif. Au lieu de filmer des personnes qui ignoraient être filmées, notre caméra devrait toujours se trouver où elle devait être, c’est-à-dire au centre de la lutte des paysans.

Ces deux principes ne semblent pas tenir compte des difficultés et, dans la réalité, il fut très difficile de les respecter pleinement. Effectivement c’étaient nos points de départ et les paysans ont commencé à ouvrir un "dialogue" avec nous précisément à partir de là, s’exposant spontanément à la caméra, ce qui a permis de participer à leur résistance comme messagers de leur lutte.

Notre rapport de fraternité avec les paysans, tel qu’il résulte du film se développa durant le tournage. Pendant une heure et quarante minutes, Un été à Narita montre tout cela.


 

Pourquoi choisir Sanrizuka ?

S.O. : On peut imaginer facilement que quand je suis arrivé sur place je ne savais pas dans quelle affaire je m’embarquais. Au début, qui aurait jamais pensé que nous resterions là aussi longtemps ? Je dois dire que quelque chose me fascinait : l’odeur de la terre, et cela je le dis très sincèrement. Avant tout j’aime voir comment quelque chose se produit dans ces vies enfoncées dans la boue. Même quand j’étais en ville, avant de commencer Un été à Narita, j’y avais déjà souvent pensé.

Tout cela aurait très bien pu ne pas arriver à Sanrizuka. On trouvera étrange sans doute cette manière de voir les choses. Mais il est clair que ce que je voulais, c’étaient des situations dans lesquelles la vie se trouve exposée, mise à nue. Il se trouvait qu’à cette époque on parlait de Sanrizuka, théâtre d’une lutte à laquelle participaient des familles entières et qui faisait que toute la vie privée était bouleversée. Il y avait une autre raison encore, quoique plutôt à un niveau d’intuition, c’était le fait que je ressentais les problèmes paysans comme chargés d’une signification dense. D’autant plus que la majeure partie des intellectuels japonais s’en sont désintéressés complètement. Je le répète, ce n’est pas rationnellement mais intuitivement que j’avais senti tout cela. D’autant plus que moi aussi je viens de la campagne.


 

Imaginons un instant qu’il eût fallu transporter l’aérodrome de Sanrizuka au beau milieu de Tokyo, dans un quartier populaire par exemple, eh bien, je suis persuadé qu’ils n’auraient pas fait toutes ces choses ignobles. Non, toutes ces atrocités n’auraient pas eu lieu. Le fait est que le gouvernement a pris cette décision sans consulter un seul instant les paysans. Maintenant que le Japon est un pays en plein développement industriel, quel poids ces pauvres gens peuvent-ils avoir dans la balance ? Il faut industrialiser, produire encore et toujours.
Et les produits agricoles alors ? Eh bien, on pourra toujours les acheter à bon compte dans les pays misérables du Sud-Est asiatique, ou encore aux USA qui en possèdent plus qu’ils n’en ont besoin. C’est ainsi que fonctionne la ligne de discriminations des classes du gouvernement japonais. "Après moi, le déluge."
Et ce sont des choses qu’on peut, qu’on doit sentir. Je peux bien dire que j’ai été saisi d’une espèce de colère.
Il faut ajouter à ceci l’énorme intérêt que j’éprouve pour ce genre de situation dans lequel se trouve mise en jeu l’existence quotidienne. Jusqu’à ce moment, j’avais fait des films qui étaient tous très éloignés d’une problématique humaine, des films de publicité en somme. Il fallait donc que se produise en moi une réaction à cette tendance.
Je ne peux pourtant pas dire que je suis arrivé à Sanrizuka avec un projet bien structuré pour le développer de manière méthodique. Mais ce qui ne cessait de m’obséder le cœur et l’esprit, c’est l’habitude que nous avons aujourd’hui de vivre commodément installés sur notre tas de préjugés accumulés, sur notre racisme de classe, qui au nom du "Pays", qui de la "Culture japonaise", qui encore du "Progrès du Japon". Il ne faut pas en effet perdre de vue qu’il y a peu de temps - à l’époque du Meiji pour préciser - la population était pour 80% paysanne et que le pays n’as pas eu de scrupule à traiter ces gens à coups de pieds dans le cul. C’est sur cette "indélicatesse" que nous nous sommes établis avec tout notre arsenal péremptoires d’autos, toasters, mixers, roasters, T.V. couleur, circuits intégrés et tout ce qui s’en suit. […]


 

Dans la langue japonaise moderne la vie d’un paysan, son activité, sont définies toujours par la formule "industrie agricole", mais ce sont deux mots qui ne me plaisent absolument pas. Avant tout parce que le mot "agricole" doit être considéré dans une acception humaine infiniment plus ample, plus totale. Quant à l’autre mot, industrie, il vaut mieux ne pas en parler. Autrefois ces mots n’existaient pas. C’est après la période Meiji qu’on les a inventés. Ce que je vois, moi, à Sanrizuka, ce ne sont pas des industries agricoles, mais des paysans. C’est la création de l’aéroport international qui en la circonstance a réuni par la force les deux concepts "champs, terrain" et "industrie".
Et en la circonstance, c’est contre cette spoliation rationalisée dans le plus pur style moderne que le peuple de cette terre s’est soulevé pour dire "non". C’est un "non" qui, je crois, vivait en moi bien avant que j’aie pu le crier, ici, à Sanrizuka [...].


 

Pourquoi continuer à filmer alors qu’on peut dire que la lutte contre la construction de cet aéroport est terminée ?

S.O. : Parce que je ne pense pas qu’elle soit terminée. Non, la lutte n’est pas arrivée à son terme. Certes les pistes sont achevées et aussi les installations au sol : en ce sens on peut dire que l’aéroport a été, malgré tout, construit.
Mais moi, nous, plus exactement, ce que nous avons fait, ou pour être plus exact, la tâche que nous nous étions proposée, en somme en quoi consistait-elle ?
C’est en fait sous cette forme qu’il est plus important de poser la question. Si on dit que l’aéroport est terminé et que donc la lutte est finie, perdue, alors que va être notre travail ?
Le Front de libération populaire du Vietnam, alors, n’avait aucune raison plausible de lutter, si on juge à ce niveau. Et pourtant il l’a fait, il le fait, et pas qu’un peu. L’aéroport est fini, bien. Mais les gens, les paysans qui disent non à cet aéroport continuent encore et toujours à faire valoir leurs refus. Donc cet aéroport n’est pas fini. Et nous, tant que nous serons en vie, nous continuerons à témoigner, à développer pour ceux qui continuent à vivre, la signification et la profonde imploration sociales, politiques, historiques de cette "insubordination". Donc nous continuerons toujours et partout à affirmer, que non, l’aéroport n’est pas terminé, ce qui constitue en définitive la signification que nous avons assignée à notre vie.

Il faut noter cette phrase célèbre de Franz Fanon : "Pour facile que soit la construction d’un pont, si elle engendre des problèmes, même pour une seule personne, il faut arrêter la construction du pont."
Je pense que ce que veut démontrer Fanon est clair. Quand à cause de la construction de l’aéroport une famille, même une seule, se trouve dispersée, quand quelqu’un commence à se suicider, eh bien, il faut démolir l’aéroport, c’est simple. Quand on commence à parler de suicide, je crois que le pouvoir perd ses "bonnes raisons", pour autant qu’il en ait jamais eues, de construire un aéroport. Et puis combien de gens sont déjà morts ici. Morts de ressentiment, étouffés par la rage, la colère, de voir construire malgré eux, ici, un aéroport...
Alors en méditant les paroles de Fanon, si quelqu’un se demandait encore pourquoi les paysans sont en train de faire une opposition systématique, ce serait à pleurer.

C’est en vertu de cela, que rester ici et continuer à tourner mes films, nos films, conserve aussi un sens. Il est clair pourtant que je n’ai pas l’intention de rester ici toute ma vie. J’ai aussi le désir d’aller voir d’autres choses, et si je le faisais, cela ne changerait pas ma manière de voir. Parce que, partout où j’irai je porterai toujours avec moi, comme le don le plus précieux qui puisse exister, tout ce qu’il m’a été donne d’apprendre et de voir ici.
Car nous avons, de toute manière, cette volonté d’insubordination que les paysans, ces paysans que maintenant nous connaissons bien, nous ont montré avec leur cœur. Parce que, on peut me dire ce qu’on voudra, mais, moi je trouve que s’enchaîner à des pieux pour ne pas risquer de céder devant le pouvoir, eh bien, pour cela il faut avoir une bonne réserve de qualités humaines. Et cette immense gentillesse, cette humanité dont les gens de Sanrizuka nous ont donné la démonstration, qui pourra la comprendre mieux que les Coréens du Japon, ou les misérables habitants qui subissent comme parias (au sens indien du terme) la discrimination des taudis, ou de plus misérables encore qui en ont vu de toutes les couleurs, de manière telle que cela dépasse l’imagination ?
Pour ces gens-la l’épopée de Sanrizuka ne restera pas lettre morte, et c’est pour eux que nous organisons de nombreux cycles de projection dans tout le Japon.


 

Sur la mise en scène dans le documentaire

Pour ce qui me concerne, c’est quelque chose qui n’existe pas.
L’équipe arrive sur place avec les opérateurs, et par ailleurs, il y a pour le moins ma présence, puisque j’y vis la plupart du temps. Beaucoup plus que la mise en scène ce qui me préoccupe est par exemple d’introduire les "éléments" explosifs dans la discussion, dans les débats.
Dans le travail de groupe, ce qui est passionnant, c’est que chaque élément du groupe arrive à posséder pleinement sa personnalité modelée par tout un passé d’expériences.
Tourner un film, c’est assembler une foule de personnalités, comme on assemble les tuiles d’un toit, pour ainsi dire.

Parce que toutes ces personnalités, même si elles tentent de s’adapter aux besoins du travail du groupe, n’y réussissent que d’une manière très imparfaite, et cela fait qu’il y a des heurts, des ombres, des fentes, parfois des crevasses. Chacun peut saisir une chose de ce genre dans son voisinage pendant qu’il travaille. Chacun dans l’emploi qui lui est assigné dans le groupe prend la parole, s’exprime en somme. L’opérateur s’exprime par le moyen de son appareil. L’assistant s’exprime à travers son travail d’assistant. Et chacun visualise ainsi la partie dont il a accepté la responsabilité. C’est comme un dessin au pastel. S’il ne s’agissait pas de fixer des images sur la pellicule les problèmes de la personnalité des membres du groupe n’auraient pas d’importance. Mais il s’agit dans ce genre de travail d’accumuler, d’amasser les personnalités en en faisant ressortir les diversités, ce qui constitue en soi un moyen d’expression très efficace. Je pense que ceci vaut pour tous. Moi d’abord, de par ma position de metteur en scène, je dois assumer le rôle de l’explosif et je ne sais pas d’autre part si je réussis toujours à obtenir ce résultat.

Extrait du catalogue du Festival de Pesaro 1972
Jeune Cinéma n°66, novembre 1972.

Cf. aussi :

* "Sur trois films de Shinsuke Ogawa" par Jean Delmas, in Jeune Cinéma n°66, novembre 1972.

NDLR : Le cycle Sanrizuka comprend 7 films.

* Front de libération du Japon. L’Été à Sanrizuka (Nihon Kaiho sensen : Sanrizuka no natsu) 1968.

* Front de libération du Japon. L’Hiver à Sanrizuka (Nihon kaiho sensen : Sanrizuka) 1970.

* Sanrizuka. La Guerre de trois jours (Sanrizuka : Daisanji kyosei sokuryo soshi toso) 1970.

* Sanrizuka. Les Paysans de la seconde forteresse (Sanrizuka : Dainitoride no hitobito) 1971.

* Sanrizuka. La Construction de la tour Iwayama (Sanrizuka : Iwayama ni tettō ga dekita) 1972.

* Sanrizuka. Le Village de Heta (Sanrizuka : Heta buraku) 1973.

* Narita. Le Ciel de mai (Sanrizuka : Gogatu no sora Sato no kayoiji) 1977.



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