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Cohen, Albert (livre)
Mort de Charlot (2003)
publié le mardi 12 août 2014

par Alain Virmaux
Jeune Cinéma n° 291, septembre-octobre 2004

Albert Cohen, Mort de Charlot, Paris, Les Belles Lettres, 2003.


 


Au début des années 20, le futur auteur de Belle du Seigneur (1968) n’a pas encore acquis l’imposante notoriété qui entourera ses dernières années. C’est un citoyen de Genève à peu près inconnu qui publie dans la NRF d’octobre 1922 un texte intitulé Projections ou Après-Minuit à Genève, texte qui lui vaudra un contrat pour un premier roman (1). Ce texte est suivi d’une deuxième contribution à la NRF, en juin 1923 : Mort de Charlot. Une dizaine de pages, pas plus, qui feront un peu de bruit à l’époque, mais qu’on avait oubliées. Les faire aujourd’hui réapparaître, sous la forme d’une plaquette, n’était pas une mauvaise idée. Elles en valent la peine.

Un poème ? Non, pas du tout. Plutôt une revue impressionniste des aventures de Charlot. Le texte de Albert Cohen est découpé en 14 sketches qui restituent ces aventures, tantôt reprises des films, tantôt imaginaires. L’ensemble condense, en brefs tableaux incisifs, la foule des souvenirs qu’on a pu garder de Charlot à l’écran.
Autour de lui, la galerie des comparses habituels, policemen ou patrons : "Jéroboam Smith, patron de Charlot, arrive. Cet aubergiste tient le Livre de Dieu à la main. Ému par le verset 18, il pleure des larmes de glycérine tout en, d’un pied sûr, aplatissant le prolétaire contre le mur. […] L’agent de police, cousin de Jéroboam, se promène, les mains placidement et dangereusement derrière le dos. Aussitôt l’innocent se polit les ongles. À chaque parole du gardien qui avance, Charlot salue et, tout en reculant, esquisse des entrechats espagnols, des révérences d’écuyère comblée. Il fuit enfin, laissant au policier, histoire de n’en pas perdre la rédemptrice habitude, le souvenir d’un croc-en-jambe".

L’attitude de Albert Cohen envers Charlot est ambiguë. Une tendresse prévaut, mais colorée d’agressivité. Flèches répétées contre une "tête charmante", un visage "plus délicieusement photogénique que jamais". D’où ce bouquet : "En ce demi-premier plan américain, comme il est mignon avec ses yeux maquillés de Tunisienne et ses cheveux qu’un soleil léger spiritualise". L’amitié qu’il porte à Charlot se corse d’une férocité qui donne au portrait couleur et accent.

En ces années, la gloire de Charlie Chaplin était déjà immense, et un croquis aussi peu hagiographique ne pouvait que déplaire. On reprocha à Albert Cohen de s’être tenu trop près du cinéma, comme s’il avait voulu rivaliser avec lui. Un critique l’accusa d’avoir écrit un texte "qui imite servilement le cinéma" et jugea que "l’amusant épisode n’est guère valide" (2).
Sa démarche, en fait, ne peut être assimilée à un simple pastiche littéraire d’ouvrages filmiques. Elle transpose le rythme sautillant des films muets, mais pour aboutir à une vision personnelle et aiguisée, sans rien de servile. Les ajouts apportés à la geste ne la dénaturent pas, mis à part le thème de la guillotine et de la mort de Charlot. Encore ce thème préfigure-t-il avec un quart de siècle d’avance - comment ne pas le noter ? - le Verdoux que Charlie Chaplin fera en 1947.

Alain Virmaux
Jeune Cinéma n°291, septembre-octobre 2004

1. Ce sera Solal son premier roman, Paris, Gallimard, 1930.

2. Camille Dausse, Les Cahiers du mois, n° 12, juin 1925.


Albert Cohen, Mort de Charlot, suivi de Projections ou après-minuit à Genève et Cher Orient, préface de Daniel Jacoby, Paris, Les Belles Lettres, 2003, 76 p.



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