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Belle (la) (1969)
de Arunas Zebriunas
publié le mercredi 22 août 2018

par Prosper Hillairet
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 22 août 2018


 


"Légère et court vêtue elle allait à grands pas"
La Fontaine, La laitière et le pot au lait

Une petite fille danse. Une petite fille pleure.
Qu’y a-t-il de plus gracieux qu’une petite fille qui danse et se sait belle ? Qu’y a-t-il de plus grave qu’une petite fille qui pleure et qui a peur d’être laide ?
C’est entre ces deux états, la grâce et le grave, que La Belle, le film de Arunas Zebriunas (1), passe sans cesse, comme une variation musicale. D’un visage qui sourit à un visage qui s’attriste, d’un visage sombre à un visage qui s’éclaire. L’histoire d’un visage.


 

La Belle ? Un jeu où l’on danse au milieu d’un cercle d’enfants, et aussi Inga (2), la petite fille qui danse, alors que ses camarades lui font compliment de sa beauté (3). La petite fille danse, tourne et la caméra tourne autour d’elle, et le monde. Tout tourne.
Le monde autour : la Lituanie de la fin des années 60, une cour d’immeuble où les enfants se retrouvent, une ville qu’ils traversent librement, la mère de la petite fille, qui tape à la machine.


 

De tout cela, de tout ce monde, donné comme indice, nous saurons peu, tant le film est centré sur Inga et son cercle d’amis. Le cercle, le tournoiement sont les figures liées à l’univers de l’enfance, alors que le monde, celui de la cour et celui de la ville, est composé de lignes droites qui structurent l’espace, coupent le cadre en deux parties verticales, distinguant des surfaces en aplat et des échappées en profondeur. Les enfants se tiennent souvent à cette ligne de partage entre ces deux espaces. Longer un mur, passer un coin, quitter la cour, partir au loin. Dans la ville.
Le film se construit donc ainsi par ligne continue en mouvement (dansant, marchant, courant, déambulant), et par ligne géométrique (coupant, structurant l’espace). Ligne dansante, ligne coupante.


 

Déterminant deux mondes : celui des enfants (la cour, un chemin de forêt, un bord de canal), celui des adultes (la ville / la société) et le géométrisme des immeubles (4), l’appartement (la mère) et son miroir et tableau. Le premier se déployant à l’intérieur et à l’écart de l’autre (5). Cette dichotomie organise l’espace et aussi le temps. Un temps partagé entre, à nouveau, celui des enfants et celui des adultes. Un temps passé / présent enfantin heureux et un avenir adulte incertain.
Espace coupé, temps coupé.


 

Incertitude qui pèse sur le présent. Présent qui est alors celui de l’attente. On n’arrête pas d’attendre pendant tout le film : la mère attend (un mari, un père, un amant ?), un chien attend son maître noyé dans le canal, on attend de grandir, de vieillir. Ou l’attente de la fin de l’occupation soviétique. On attend, c’est tout (6).
Et donc l’incertitude fait du présent, si apparemment paisible, le temps de l’inquiétude. Inquiétude du mari / père qui ne reviendra pas, inquiétude de ne pas être belle, de vieillir / s’enlaidir (7), inquiétude que l’occupation soviétique ne finira pas. Et la cruche de lait, symbole d’enfance et de bienfaisance, que la petite fille brise.


 

Cette interrogation (grand film sur le mode interrogatif) se résume par ce "balai de bois" apporté par un enfant nouvel arrivant, dont on attend qu’il fasse des violettes et qu’il fleurisse, telle l’aurone (8). Une des plus belles choses que cette attente / interrogation, sur les pouvoirs de l’enfance (9). L’aurone comme une aurore.
Balai de bois ou aurone fleurie souligne bien l’équivoque qui parcourt le film comme une de ces grandes figures.


 

Équivoque aussi du nouvel arrivant dont on ne sait s’il est fille ou garçon, équivoque de la beauté d’Inga, équivoque du paysage entre ruine et modernisme.
Tout repose sur le regard qu’on porte sur les choses et sur les êtres, sur leur beauté ou leur laideur, sur leur existence ou non. Voir un éléphant dans le ciel, revoir sa maison détruite (10).
Importance du hors champ, des espaces hors champ, des temps hors champ. Le maître noyé que le chien attend, la maison détruite, une foule qui regarde / écoute un concert de cloches (11).


 

Tout repose aussi sur la parole. Puissance du regard qui fait raconter, et de la parole qui fait imaginer.
Film de l’imaginaire et du réel. De l’éphémère de l’enfance. De cette inquiétude au cœur de la beauté, de cette cruauté au cœur des jeux.
De cette peur d’Inga à ne pas être belle, où elle vacille, de cette fragilité qui la submerge. Et l’intensifie.
Inga, heureuse / anxieuse, solaire / obscure, évidente / énigmatique, sauvage / fragile.
C’est cette fragilité qu’Inga transmet au film, qui en devient vibration.
Fragilité qui en fait sa force.

Prosper Hillairet
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Arunas Zebriunas (1930-2013), cinéaste lituanien 2013, auteur d’une quinzaine de films pour le cinéma et la télévision.

2. Interprétée par Inga Mickyté, qui abandonna la carrière d’actrice pour devenir médecin.

3. "Elle est belle comme une princesse", "elle brille comme le soleil", "elle danse comme un flocon de neige"...

4. Zebriunas a fait des études d’architecture aux Beaux-Arts.

5. Alanté Kavaïté, réalisatrice franco-lituanienne, qui a présenté le film lors d’une séance à la Cinémathèque française, et qui était enfant pendant la même période d’occupation soviétique qu’Inga, se demande "si la liberté des enfants n’était pas d’autant plus grande que la surveillance des adultes par le régime était totale". En tout cas, il serait difficile d’imaginer dans un film d’aujourd’hui, une petite fille si court vêtue, si libre de ses mouvements, parcourant la ville.

6. La petite fille : "Maman, tu attends qui ?", la mère : "J’attends".

7. Telle cette scène dans un salon de beauté, venant, surtout par le traitement du son, d’un film de Jacques Tati, et qui se termine en panique.

8. Aurone  : nf, nom vulgaire d’une espèce du genre armoise (Littré).

9. Un des camarades d’Inga tentera de la séduire en lui apportant l’aurone fleurie.

10. En une des plus belles scènes du film où un vieil homme décrit à une petite fille (autre qu’Inga) sa maison détruite là où ils sont actuellement assis. Cette maison fantôme est là devant leurs yeux, devant nos yeux.

11. Alanté Kavaïté : "Une oreille fine peut reconnaître un poème de Maironis (l’un des plus célèbres poètes lituaniens (1862-1932). Ce poème était devenu le véritable chant de ralliement contre le régime". De tels signes de "reconnaissance" nourrissent le film, sans en faire une œuvre cryptée et sans en alourdir la poésie enfantine qui comporte sa propre part de noirceur.

12. Et le fait que l’actrice qui incarne Inga ait cessé sa "carrière", ajoute à la dimension de météorite du film.

La Belle (Grazuole). Réal : Arunas Zebriunas ; sc : Yuri Yakovlev ; ph : Algimantas Mockus ; mont : Lilija Ziviene ; mu : Vyacheslav Ganelin. Int : Inga Mickyte, Lilija Zadeikyte, Arvidas Samukas, Tauras Ragalevicius (URSS, 1969, 71 mn).



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