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Continuer (2016)
de Joachim Lafosse
publié le mercredi 23 janvier 2019

par Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

Sélection officielle de la Mostra de Venise 2018

Sortie le mercredi 23 janvier 2019


 


Des voyages, il y en a de toutes sortes. Et, rien qu’au cinéma, les "héros" - surtout les hommes - se bousculent dans nos mémoires.
C’est Wilhelm Meister et sa formation sur le tas, de par le monde, pour devenir un bon commerçant comme papa, plutôt qu’un artiste. (1)
C’est William Blake en transit vers un Ouest de plus en plus brumeux (2).
Ce sont tous les Ulysses, vers Ithaque ou à travers le Mississippi (3).


 

C’est le capitaine Willard à la rencontre de Kurz au cœur de sa jungle ou Lawrence, sous un soleil de plomb vers Aqaba, qui plongent lentement dans la folie. (4)
C’est Dean Moriarty en impro jazzy et en dérives de hasard, c’est Wyatt, Billy et George sur leurs choppers en route pour le Mardi Gras de New Orleans, de long en large des USA. Ou tout aussi bien, Bruno Winter faisant le tour des salles de cinéma de la frontière allemande Est-Ouest (5).
C’est aussi Peer Gynt qui, fuyant la réalité, rencontre les chimères. Ou Christophe Colomb qui se plante dans ses calculs, croit découvrir, alors qu’il conquiert. Ou même Allan Quatermain, à la poursuite des diamants de Salomon. (6)


 

Les femmes voyagent moins ou autrement.
Thelma et Louise fuient l’ordre patriarcal, c’est sans issue et sans retour. (7).
Poussées par la nécessité de la migration, quand elles ne sont pas lestées vers le fond par des enfants et victimes reléguées au fond de l’écran, elles ont intérêt à trouver un protecteur, comme Hope perdue dans le Sahara. (8)
Avec des exceptions bien sûr, des exploratrices, en quête de spriritualité, toujours issues de grandes familles, Alexandra, Isabelle ou Viviane (9).


 

Toutes ces figures des voyages humains, systématiques et organisés ou erratiques et inspirés, appartiennent désormais à une catégorie apparue dans les années 60, celle du roadmovie. On le soupçonnait, mais depuis Cavafy, on en est sûr : Il n’y a rien à attendre de la destination finale, c’est le chemin qui compte. (10)

Et puis, un peu à part, il y a le voyage de "résilience", comme on dit aujourd’hui, tout pétri d’un souffle romantique, dont le schéma-prototype est celui de la jeune Américaine que son père emmène en Italie pour l’aider à oublier un chagrin d’amour.
Le film de Joachim Lafosse, Continuer, semble relever de cette catégorie ouverte, un peu floue, qui, comme tout le Romantisme, se nourrit des méandres de la rêverie, donc, plus ou moins, du féminin.
Mais on n’est plus au 19e siècle, et, au 21e siècle, le féminin a muté et nous en savons trop. Chez Lafosse, c’est une femme qui emmène loin son fils pour le guérir, et ce n’est plus dans la chaleur culturelle italienne qu’elle cherche l’apaisement mais dans une nature encore sauvage, pas encore salopée.


 

Donc Sibylle traîne Samuel son ado de fils, pour une randonnée à cheval dans un désert d’Asie centrale. Il ne s’agit pas de vacances ou de parenthèse, ni de tourisme culturel à la carte à la moderne. Il commençait vraiment à mal tourner, et il s’agit de le sauver en le coupant de ses mauvaises fréquentations. Pour ce voyage, elle a vendu sa maison et interrompu sa propre vie, de toute façon, ratée. Dernière chance pour lui comme pour elle, pas de retour en arrière possible. Naturellement, lui avait d’autres plans, il supporte mal ce trip imposé, et plus elle rame pour l’amadouer, plus il est odieux, la gueule bien sûr la plupart du temps, et des cruautés aussi.


 

Ils avancent dans le silence, s’enfoncent lentement dans le pays inconnu, rencontrent quelques villageois, quelques voleurs, c’est la routine des tentes Quechua à monter le soir, du carnet qu’on remplit, des chevaux à soigner. C’est tout. C’est dans une lenteur rare et pleine, que se dévoileront très progressivement les relations véritables entre la mère et son fils.


 


 


 


 

Le rythme fait inévitablement penser à la randonnée métaphysique de Monte Hellman, The Shooting, où pourtant, on sentait, comme jamais, le goût amer du café tiède. (11) Mais là, il s’agit d’autre chose, sans doute parce que les temps ont changé, et que, dans une cosmogonie prométhéenne en cours d’effondrement, tout se passe comme si les hommes et les dieux avaient échangé leurs postures.


 

Dans Continuer, c’est la réalité des chevaux et des montagnes, qui va, insidieusement, dénouer le psychodrame familial latent. Il y a là, dans ce voyage et dans ce désert non situé (le Kirghizistan en fait), un vrai sens des espaces infinis et un intense sentiment de la durée suspendue, que personne ne songerait plus à nommer métaphysiques parce que le mot est, sinon tout à fait mort, du moins en état de mort cérébrale.


 


 

Il y a surtout, là, une surprenante manière d’accumuler des non-événements, jamais ni anecdotiques ni décoratifs, une vie - quotidienne - réduite à son essence, qui nous attache comme le ferait un suspense haletant.


 


 

La niche de cette nature encore préservée que nous offre Joachim Lafosse, habitée de façon magistrale par Virginie Efira et Kacey Mottet Klein, c’est comme un paradis perdu (et retrouvé un moment).
Quelque chose est dit dans ce film, qui ne figure pas en première nécessité au menu des collapsologues : S’occuper quelques semaines des chevaux dans le désert aujourd’hui, c’est comme une longue anamnèse sur un divan de psy autrefois, ça guérit directement les âmes errantes.


 

La Nature ne sera jamais plus celle de Rousseau, elle figurera bientôt au rayon des nostalgies et des regrets. Mais justement, dans cette agonie, la relation entre elle et les humains, peut se faire désormais de façon hyper consciente, dans la ferveur des instants qui restent.
Back to Earth, comme chantait Cat Stevens, il y 40 ans.

Anne Vignaux-Laurent
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Faux Mouvement (Falsche Bewegung) de Wim Wenders (1975).

2. Dead Man de Jim Jarmusch (1995).

3. Ulysse (Ulisse) de Mario Camerini (1954) ; O’Brother (O Brother, Where Art Thou ?) de Joel & Ethan Coen (2000).

4. Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979) ; Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia) de David Lean (1962).

5. Sur la route (On the Road) de Walter Salles (2012) ; Au fil du temps (Im Lauf der Zeit) de Wim Wenders (1975) ; Easy Rider de Dennis Hopper (1969).

6. Peer Gynt (Peer Gynt) de David Bradley (1941) ; 1492 : Christophe Colomb (1492 : Conquest of Paradise) de Ridley Scott (1992) ; Les Mines du roi Salomon (King Solomon’s Mines) de Compton Bennett & Andrew Marton (1950).

7. Thelma et Louise (Thelma and Louise) de Ridley Scott (1991).

8. Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) de John Ford (1940) ; Hope de Boris Lojkine (2014).

9. La Vallée de Barbet Schroeder (1972) ; Isabelle Eberhardt de Ian Pringle (1991) ; Alexandra David-Néel - J’irai au Pays des Neiges de Joël Farges (2012).

10. Constantin Cavafy (1863-1933)

Quand tu prendras le chemin d’Ithaque,

Souhaite que la route soit longue,

Pleine d’aventures, pleine d’enseignements.


Mais ne te hâte surtout pas dans ton voyage.

Mieux vaut le prolonger pendant des années.

Et n’aborder dans l’île que dans ta vieillesse,

Riche de ce que tu auras gagné en chemin,

Sans attendre d’Ithaque aucun autre bienfait.



11. La Mort tragique de Leland Drum (The Shooting) de Monte Hellman (1967).


Continuer. Réal : Joachim Lafosse ; sc : J.L. & Thomas Van Zuylen, d’après le roman de Laurent Mauvignier ; ph : Jean-François Hensgens ; mont : Yann Dedet ; déc : Stanislas Reydellet ; cost : Pascaline Chavanne. Int : Virginie Efira, Kacey Mottet Klein, Diego Martín (France-Belgique, 2016, 84 mn).



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