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Haute Pègre (1932)
de Ernst Lubitsch
publié le lundi 28 janvier 2019

par Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

Sorties le vendredi 2 juin 1933 et les mercredis 13 juillet 2005 et 23 janvier 2019


 


Ça commence à Venise. Tandis que, sur le Grand Canal, passe la gondole des boueux, dans le palace, c’est "Moon in the champagne". Ça commence dans la ville de Casanova et des masques, la ville de toutes les légèretés.


 


 

Les deux stars internationales, Gaston Monescu, grand voleur se faisant passer pour un baron (Herbert Marshall) et Lily de Vautier, pickpocket se faisant passer pour une comtesse (Miriam Hopkins) étaient destinées l’une à l’autre. Après une opération brillamment réussie, alors que, sous les fenêtres, repasse la gondole des boueux dans l’autre sens, les deux âmes sœurs se reconnaissent comme crooks de bonne race, décident de faire équipe.

Ils partent pour Paris.
Mais alors que toutes les polices européennes sont à leurs trousses, l’information est éclipsée par la pub des parfums Colet. "It does no matter what you say, it does no matter what you look, it’s how you smell." Ce qui, dans ses doubles sens, est plus pertinent que ça n’en a l’air (1).


 


 

C’est alors, à Paris, qu’apparaît, la vraie star, Madame Colet, la propriétaire des parfums (Kay Francis).
Elle a tout pour elle, Madame Colet, une incroyable beauté, un goût exquis, une immense fortune, deux galants obstinés, et de la vertu. Qu’elle n’ait pas le sens des affaires, peut aussi être porté à son crédit : elle refuse de descendre le salaire des ouvriers de son usine.


 


 

Quand elle s’achète une petit sac tout simple brodé de diamants et hors de prix, et qu’il disparaît un soir à l’Opéra, elle qui ne sait pas compter est tout de même chagrinée.


 

Une annonce promet une forte récompense à qui retrouvera le sac.
Quand Lily et Gaston la découvre au matin, ils se disent que ça peut valoir le coup d’être honnête un moment, ne serait-ce que pour retourner à Venise, qui leur ressemble, et y prendre, cette fois, la suite royale.
Rendre le sac de façon astucieuse, approcher la milliardaire et la séduire, le sentier devient lumineux. Prosperity is right around the corner.


 


 

Dans la longue file d’attente de gens qui espère récupérer la récompense, un fou injurie en russe Madame Colet qui achète des sacs à ce prix-là pendant que d’autres crèvent de faim, l’occasion est trop belle pour sortir du lot.
Gaston, devenu Monsieur Le Vall, vire le fou (en russe), vire le soupirant, rapporte le sac, parle de lipstick en connaisseur, oublie de demander la récompense, mais quand elle lui rappelle l’accepte (I need the money, le Stock Exchange, the Bank crash..., I am a "nouveau" Poor), Madame Colet ne peut qu’être éblouie. Quand en plus, il la gourmande sur ses insouciances financières, elle l’engage immédiatement comme secrétaire, très particulier.


 


 


 

C’est alors que la comédie s’engage dans une mécanique infernale et délicieuse, où Kay Francis règne en maitresse absolue, escroquée mais consentante, avec humour et générosité, à la fois sur les désirs de luxe et de libération sexuelle comme sur la grande Dépression, toile de fond jamais tout à fait occultée.


 

Dans sa filmographie (2), la "reine de Warner Bros" a deux visages, celle qui rit et celle qui pleure, deux registres, la sophistiquée et la femme simple.
On ne peut que l’aimer en secrétaire du Comité central (3), et elle est parfaitement crédible en femme de garagiste (4).

Mais celle qu’on retient, c’est la femme du monde avec ses sautoirs et ses sublimes robes longues - qu’au cours des dernières années du cinéma avant Hays, disons à partir de A Notorious Affair (1930) - surtout dans les premières années 30, Kay Francis a surtout incarnée, avec une année 1932 particulièrement féconde.
C’est l’anti-Garbo, celle qui sourit facilement sans être facile pour autant, celle dont les yeux clairs frisent, recouvrant mille sous-entendus et ouvrant une splendide profondeur de champ imaginaire, toujours nécessaire même en période pré-code. (5)


 

L’élégance de Kay Francis - reconnue mondialement à l’époque - ne tient pas seulement à sa taille de mannequin et à la classe de sa garde-robe (au point que la plupart des autres robes des autres actrices de ces mêmes années sont si souvent apparues comme ringardes, maladroites, voire ridicules). Elle relève aussi de la stature morale de ses rôles.


 

Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elle n’aura tourné qu’une seule fois avec Ernst Lubitsch (1892-1947) alors qu’elle est revenue plusieurs fois à Dieterle, Cukor, Vidor, Borzage et pas mal d’autres.


 

Car on dirait que Lubitsch est le réalisateur qui lui ressemblait le plus, qui savait le mieux conjuguer la frivolité des apparences et la profondeur des convictions, la sophistication des badinages et la satire impitoyable. Il est vrai qu’il est mort jeune.
Quant à Kay Francis, elle triompha (une dizaine d’années), la plus élégante et aussi la mieux payée. Puis déclina, mourut assez jeune aussi, et fut plus oubliée que les autres stars.
Elle fait partie de nos amours secrètes.

Sol O’Brien
Jeune Cinéma en ligne directe

1. To smell, to feel... jeux de rhétorique et de traductions... Quand on voit la pitoyable misère des pubs actuelles, on peut regretter le bon vieux temps.

2. Kay Francis (1905-1968) a tourné quelque 70 films, de 1929 à 1951.

3. Agent secret (British Agent) de Michael Curtiz (1934).

4. Caprice d’un soir (Comet over Broadway) de Busby Berkeley (1938).

5. Le code Hays est entré en vigueur le 1er juillet 1934.
A Notorious Affair de Lloyd Bacon (1930) ; Guilty Hands de WS van Dyke (1931) ; Jewel Robbery de William Dieterle (1932) ; The Keyhole (Le Trou de la serrure) de Michael Curtiz (1932) ; Voyage sans retour (One Way Passage de Tay Garnett (1932) ; Street of Women de Archie Mayo (1932).
Après Hays, sa classe et ses robes ont continué à triompher de la censure, sur la lancée. Quant à l’œil qui frisait, le code n’avait rien prévu : Stolen Holiday (parallèle de l’Affaire Stavisky) de Michael Curtiz (1936) ; First Lady de Stanley Logan (1937) ; Homme sans loi (King of Underworld) de Lewis Seiler (1939).


Haute Pègre (Trouble in Paradise). Réal : Ernst Lubitsch ; sc : Grover Jones et Samson Raphaelson, d’après la pièce de Aladar Laszlo ; ph : Victor Milner ; mu : W. Franke Harling ; cost : Travis Banton. Int : Miriam Hopkins, Kay Francis, Herbert Marshall, Charles Ruggles, Edward Everett Horton, C. Aubrey Smith, Robert Greig (USA, 1932, 83 mn).



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