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Livre d’image (le) (2018)
de Jean-Luc Godard
publié le jeudi 15 septembre 2022

par Anne Vignaux Laurent
Jeune Cinéma n° 388, été 2018

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 2018.
Palme d’or spéciale


 


Maintenant qu’on arrive vers la fin, que les horreurs du dernier siècle ont laissé la place à celles du nouveau siècle, maintenant que se précise la mort, celle du cinéma entre autre dans son éclatement (en mille éclats), et que tout est perdu, le temps est vraiment venu de regarder en arrière, au delà des apparences, loin des malentendus. Il ne faut pas considérer Jean-Luc Godard film par film, le nez dedans, comme à Waterloo, mais en prenant du recul. Une évidence s’impose : JLG a une trajectoire, pas un itinéraire.


 

Il a eu son lot d’idolâtres et de belligérants, JLG.
Tour à tour, vache sacrée et paria, couvert d’honneurs tous comptes faits, mais absent, non pas de son œuvre, mais de ses œuvres, comme on le dit du Diable, noyé peut-être.


 

Il est loin le temps où il était d’autant plus nécessaire de l’insulter qu’il était de bon ton de l’aduler. Aujourd’hui, à l’ordre du jour, aucune révolution, et même les possibilités de subversion sont dérisoires. Le temps aplatit tout, surtout les polémiques les plus chaudes, et les écrans vides de 1969 rejoignent les écrans noirs de 1952, alors que les auteurs, leurs discours, leurs instants de gloire se dérobent dans la coulisse. (1)

JLG, bricoleur obsessionnel, biffin du cinéma comme vide-grenier bourré de found footage, n’a jamais fait autre chose que du Récup’art, utilisant ce dont il disposait : comme matos, des "restes archéologiques" (et non pas des citations), comme outils, une quincaillerie d’autodidacte et un langage élémentaire (fragments, télescopages, cuts, noirs, superpositions).
En bande parfois, mais essentiellement différent de ses congénères, apprentis-califes, dont il fut bombardé, un temps, chef de troupeau, à sa grande surprise. Bande à part, le plus souvent.


 


 


 

Romantisme des ruines après, sarcasme de l’inconstruit avant, mélancolie du suspens pendant, jamais ici et jamais maintenant. Avec une foi de converti, non pas aveugle mais hyperlucide et prosélyte, en son outil de travail, il s’est rêvé en organisateur de mystères, tentant de maîtriser le chaos et l’entropie. Mauvais sujet, dans sa vie comme dans ses œuvres. Et, avec ça, toujours en retard pour tout, avec cette envie d’arriver après, et surtout pas pendant. Comme les carabiniers, quoi.
Aucun biofilmographe, si soigneux soit-il, ne parviendrait à repérer toutes ses hésitations, ses balourdises, ses errances, ses pas en arrière, ses pas en avant, ses silences, ni même ses prises de conscience. Lui-même, d’ailleurs, les a oubliées.


 

Il n’était ni un moderne, ni un révolutionnaire, ni un intellectuel.
Maintenant qu’il a perdu l’arrogance de la jeunesse, et son ton sentencieux, tout en gardant son insolence et son dédain, on voit bien qu’il a toujours laissé aux autres, marxistes ou pas, le soin des exégèses ou des démolitions. De Georges Lukacs, il avait dû lire la première et la dernière page de la Théorie du roman, et ça lui avait suffi pour percevoir sa différence.


 

Il était né fragmenté, suisse et en retard. C’est une question de tempérament : on ne devient pas précurseur, ni chef d’école, quand on est transfrontalier et homme de l’accident. Il ne fut pas un génie, il fut un corps historique. Quand il s’est mis à faire des films, il y avait beau temps que "l’art était mort dans sa totalité", il n’y pouvait rien, il était un morceau de ce monde-là, "comme Henri Lefebvre ou Edgar Morin, le Club Méditerranée de la pensée moderne", et avec "son puéril scrapbook de calembours".


 

En 2018, on a vu, à Cannes Le Livre d’image sous l’affiche du baiser de Anna Karina et Jean-Paul Belmondo (en 1965), on a revu son chef d’œuvre déchirant Pierrot le fou, on connaît ses Histoire(s) du cinéma, son vrai testament, alors on a mieux compris son mouvement immobile.


 

Autrefois, pour lui, un film c’était "une fille et un gun," aujourd’hui, un film c’est la guerre-loi du monde et l’Arabie heureuse.
Et toujours la couleur en à-plats.
Il voulait "réchauffer le réel", il est maintenant du côté des bombes. Il n’a pas changé, c’est le monde qui a confirmé. Pour la première fois de sa vie, JLG est à l’heure au rendez-vous de son temps, après tant de faillites, à chaos, chaos et demi. (2)


 

Les derniers prix cannois qu’il a obtenus n’ont rien de comparable avec des récompenses habituelles. Il devait y avoir des quotas pour les vieux cinéastes : ça lui est arrivé en 2014. (3). En 2018, il s’agit de tout autre chose, peut-être un prix de persévérance, qui le délivrerait pour toujours du soupçon de toc et d’illégitimité.

Mal planté, mal situé, mal pensant, en perpétuel porte-à-faux, il est parvenu, au long des décennies, à une incontestable authenticité. Qu’en fin de carrière, après avoir tant flirté mais jamais épousé, il parvienne à un genre : l’expérimental, d’une durée "normale", c’est une sorte de miracle transgenre. Il n’y arrivait jamais vraiment, il y est enfin (presque) arrivé. (4)


 

Il lui aura fallu bien du talent pour être vieux sans être adulte, pour être d’avant-garde en ne regardant que derrière lui, et pour être expérimental sans jamais avoir été underground.
On passe son temps à ne rien comprendre, et puis un jour on finit par en mourir, disait-il dans Alphaville.

Anne Vignaux Laurent
Jeune Cinéma n° 388, été 2018

1. "Le Cinéma et la révolution", Internationale Situationniste, n°12, septembre 1969. Hurlements en faveur de Sade de Guy Debord date de 1952. Le Gai savoir de Jean-Luc Godard date de 1968.

2. Pour tenter de suivre JLG, on peut feuilleter L’Arabie heureuse. Souvenirs de voyage en Afrique et en Asie par Hadji-Abd-El-Hamid Bey publiés par Alexandre Dumas (1892), le Yémen aujourd’hui.
Feuilleter aussi Les Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre (1821). Ou Guyotat, Péguy, Rilke, Steiner, Castoriadis, Vittorini, Faulkner, Montesquieu, Bécassine, Cossery et quelques autres.
Feuilleter comme lui-même le fait, ça suffit à l’évasion. Les spécialistes, les analystes se perdent toujours dans les sataniques détails.

On peut rêver aussi de Klimt ou de Macke, de Johny Guitar ou de Fantômas et tant d’autres, sans en faire l’inventaire.
JLG n’a jamais tenu à être suivi de trop près. Puisque la guerre est endémique, puisque que c’est une loi du monde, il vaut mieux bercer sa douleur par les couleurs, les rythmes, les trous noirs, mêlés à tous les aromates du lointain pays de la reine de Saba, que JLG nous prodigue abondamment et en vrac. Bienheureux ceux qui auront aussi "entendu" le film sur un écran géant, dans une vraie salle de cinéma, envahis, dévorés par le son affolé qui courait de droite à gauche, et retour.

3. Au Festival de Cannes 2014, Adieu au langage, en compétition officielle, a obtenu le Prix du jury, ex-aequo avec Mommy de Xavier Dolan, amertume de la poire en deux.

4. Vive recommandation : Dmitry Golotyuk & Antonina Derzhitskaya, "Rencontre avec Jean-Luc Godard", revue Débordements, Rolle, mai 2016.


Le Livre d’image. Image et parole. Réal, sc, mont : Jean-Luc Godard ; mont : JLG & Fabrice Aragno ; son : Fabrice Aragno ; déc : Jean-Paul Battaggia (Suisse, 2018, 85 mn).



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