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Nashville (1975)
de Robert Altman
publié le jeudi 9 octobre 2014

par Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°340-341 automne 2011

On a beau le savoir peuplé et complexe, Nashville reste à chaque vision une expérience de cinéma extraordinairement dense et déconcertante sur les plans narratif et formel.

On s’étonne d’ailleurs aujourd’hui du succès commercial - relatif mais réel pour une production aussi atypique - qu’il a pu rencontrer à sa sortie, même si on imagine les spectateurs américains de 1975 réceptifs à son ambiance musicale et à ses résonances avec une histoire politique traumatisante (l’assassinat de Kennedy, le Watergate) et les spectateurs étrangers séduits par son folklorisme froid, ironique.

Peu de films exigent du public une attention aussi intense et continue, et encore moins s’évertuent à la saturer, à la perturber à ce point.

Non seulement les plans, dans leurs entrelacs, se gorgent d’une quantité considérable d’informations - à repérer et à raccorder soi-même -, mais Altman ne cesse d’en parasiter la perception en pratiquant un jeu constant sur des décalages, des superpositions et des interférences visuelles et sonores, sources de cacophonies parfois crispantes (qui peuvent donner le sentiment que l’on regarde le film depuis un hall de gare grouillant) mais dont il sait tirer des effets comiques irrésistibles (voir le concert inaudible donné sur un circuit de course automobile).

C’est cette même volonté de maintenir le spectateur en état d’éveil, de vigilance qui se manifeste dans l’arbitraire des enchaînements, les béances et les brisures du récit, l’opacité des personnages (qu’illustre sous une forme absurde et abstraite le magicien mutique incarné par Jeff Goldblum).

A contrario, une mise en scène mouvante et tentaculaire, exécutant un ballet incessant de panoramiques et de zooms, si elle semble d’abord accuser une impression de désordre généralisé et de sa captation chaotique, live, finit par générer une sorte de flux fédérateur et par instaurer la présence d’une entité narratrice dotée d’un contrôle absolu, douée d’une ubiquité à laquelle aucune situation, cocasse ou pathétique, n’échappe. Les arabesques tissées par la caméra, dont on se demande sans cesse si elles sont préconçues ou improvisées, enveloppent et soudent la totalité des récits pour composer une mosaïque de microfictions en même temps qu’une fresque éminemment fluide, organique.

C’est dans cette présence flottante du cinéaste au cœur de sa création, à la fois passive et impérieuse, en retrait et omnisciente, autant que dans sa forme décousue, qu’il faut apprécier la nouveauté de Nashville, et plus généralement la modernité du geste altmanien, lequel devra attendre près de vingt ans et cet autre chef-d’œuvre qu’est Short Cuts pour s’accomplir aussi pleinement.

Vincent Dupré
Jeune Cinéma n°340-341 automne 2011

Nashville. Réal : Robert Altman ; sc : Joan Tewksbury ; ph : Paul Lohman ; mont : Dennis Hill, Sidney Levin ; déc : Bob Andderson. Int : Keith Carradine, Karen Black, Ronee Blakeley, Ned Beatty, Barbara Baxley, Geraldine Chaplin, Shelley Duvall, Henry Gibson, Scott Glenn, Jeff Goldblum, Michael Murphy, Bert Remsen (USA, 1975, 159 mn)

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