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Étreintes brisées (2009)
de Pedro Almodóvar
publié le dimanche 16 août 2015

par René Prédal
Jeune Cinéma n°324-325, été 2009

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2009

Sorties les mercredis 20 mai 2009 et 19 juin 2019


 


Filmer les milieux du cinéma, un film en train de se faire, un cinéaste et / ou des vedettes au travail constitue un véritable genre, à Hollywood et ailleurs, que l’on parle de mise en abyme, de film dans le film ou de métafilm : Étreintes brisées appartient à cette catégorie du cinéma au miroir du cinéma, comme déjà La Mauvaise Éducation (mais aussi Attache-moi et La Loi du désir ) (1), ce qui incite le cinéphile à voir là une sorte d’Art poétique.


 

Almodovar assume l’ensemble des dimensions de sa démarche et en joue grâce à une structure complexe où tout se reflète, se dédouble, s’inverse et se renverse, scénaristiquement comme visuellement dans un style éblouissant, passant du présent au passé, de la réalité au cinéma, intervertissant les couples, les pères et les fils, comme les caractères de chacun. La vidéo de Ernesto est muette et Mateo aveugle, celui-ci devient Harry Caine, puis reconquiert son identité en remontant le film qui lui avait été confisqué. Création, passion, jalousie, trahison et vengeance se mêlent dans des paysages toujours signifiants : à Ibiza, ne peuvent se dérouler que des histoires people de jeunes femmes et de vieux maris riches tandis que les rochers déchiquetés rouge foncé de Lanzarote suintent la tragédie, les amants maudits et la mort.


 


 

Certes, Étreintes brisées est un peu trop bavard, mais Almodovar adore les longues confessions en gros plan, et terriblement tarabiscoté, et il se régale à bousculer thriller, mélo et comédie de mœurs par narration à tiroirs, flash-back, chausse-trapes, coups de théâtre ou divagations habilement maîtrisées.


 

Pour Léna (Penélope Cruz), devenir vedette de cinéma constitue la réalisation d’un rêve d’enfant et Mateo lui offre la possibilité d’oublier la dureté de son passé (pauvreté, travail, prostitution, mariage pour l’argent…). La fatalité de son physique se retournera contre elle et l’hymne à sa beauté que réalise Almodovar devient alors celui du cinéaste aux tournages d’hier (pellicule, éclairages, décors, prises multiples…) pour fabriquer un spectacle de drame, passion, désir, couleurs et beauté.


 


 

Le film dans le film - Chicas y maletas (Des filles et des valises) semble un gros mélo du genre de Meet Pamela dans La Nuit américaine si ce n’est - la différence est d’importance - que Meet Pamela ne ressemble à aucun film de Truffaut tandis que Chicas y maletas est un pastiche évident de Femmes au bord de la crise de nerfs (2).


 

Néanmoins, Almodovar ne se retourne pas vraiment sur son propre passé de cinéaste mais évoque plutôt le cinéma qu’il aime et qui l’inspire. À juste titre, les critiques parlent de Sirk, Minnelli, Fellini et, bien sûr, Wilder (Penélope Cruz en Sabrina) (3).


 

Quand Léna arrondit ses fins de mois par des passes de call-girl, c’est Séverine de Belle de jour et la cécité de Mateo fait référence à Woody Allen dans Hollywood Ending. (4) C’est l’idée sur laquelle se clôt l’intrigue : il faut toujours terminer un film, même en aveugle.
Almodovar nomme d’ailleurs quelques auteurs de sa propre vidéothèque quand il fait chercher à son fils la cassette de Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle afin de réentendre la voix de Jeanne Moreau.
Surtout, il y a l’introduction plein écran du célèbre passage de Voyage en Italie Ingrid Bergman est bouleversée par les restes des amants blottis l’un contre l’autre, figés par la lave du Vésuve (5).


 

De fait Léna se réfugiera dans les bras de Mateo devant cette belle étreinte brisée à laquelle répondra l’accident mortel final, comme la tentative de l’aveugle de toucher l’écran de leur dernier baiser est la version noire de la première séquence, d’un humour savoureux, où l’homme touchait pareillement le visage de l’inconnue, elle bien en chair, avec laquelle il allait faire l’amour.

On ne peut citer toutes les remarquables idées de mise en scène et nous ne rappellerons que les deux plus belles.
D’abord, Mateo découvrant que son film a été ruiné volontairement au montage quand il prend conscience, en écoutant la cassette, qu’il n’a pas pu diriger aussi mal ses comédiennes qui parlent toujours faux (ce sont les mauvaises prises au lieu des bonnes qui ont été conservées).


 

L’autre est celle du vieux mari faisant lire sur les lèvres par une spécialiste les dialogues amoureux de son épouse et de son amant saisis de très loin par la vidéo du making off. Puis, premier effet, on voit Léna se retourner et s’adresser de front à la caméra dont elle se sait espionnée pour rompre directement avec son mari. Contre-champ et deuxième effet, Léna ouvre la porte du salon dans le dos de l’homme et de la lectrice, achevant elle-même sa diatribe en post-synchronisant, en live, sa rupture. Il faudrait analyser chaque détail de cette scène d’anthologie.

René Prédal
Jeune Cinéma n°324-325, été 2009

1. La Mauvaise Éducation (La mala educación, 2004) ; Attache-moi (¡Átame !, 1989) ; La Loi du désir (La ley del deseo, 1986).

2. Femmes au bord de la crise de nerfs (Mujeres al borde de un ataque de nervios, 1988) ; La Nuit américaine de François Truffaut (1973) raconte le tournage de Je vous présente Pamela (Meet Pamela).

3. Sabrina de Billy Wilder (1954) avec Audrey Hepburn et Humphrey Bogart.

4. Belle de jour de Luis Buñuel (1967) ; Hollywood Ending de Woody Allen (2002).

5. Voyage en Italie de Roberto Rosselini (1954).


Étreintes brisées (Los abrazos rotos). Réal, sc : Pedro Almodovar ; ph : Rodrigo Prieto ; mont : José Salcedo ; mu : Alberto Iglesias. Int : Penélope Cruz, Lluis Homar, Blanca Portillo, José Luis Gomez, Ruben Ochandiano, Tamar Novas, Angela Molina (Espagne, 2009, 129 mn).



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