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Cannes 2019. Panorama-Bilan
Cannes 72e édition (14-25 mai 2019)
publié le lundi 1er juillet 2019

Festival de Cannes 2019, 72e édition (14-25 mai 2019)

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°395, été 2019


 

Voir aussi les sections parallèles :
* Semaine de la critique
* Quinzaine des réalisateurs
* ACID


Pour une fois, le Festival de Cannes, arrivée l’heure du bilan, aura été celui du consensus. Des organisateurs à la presse, en passant par le jury et les spectateurs, chacun a manifesté son contentement.
Ce n’est d’ailleurs pas un des moindres paradoxes d’une période où le mot de "crise" hante tous les esprits que de voir ainsi mûrir une des moissons les plus riches de mémoire de festivaliers. Reconnaissons cependant que Thierry Frémaux a su intelligemment profiter d’une conjonction assez rare, mais qu’il eût été étonnant qu’en alignant Almodovar, Tarantino, Jarmusch, Malick, Loach, Bellocchio et les Dardenne, entre autres, l’impression générale fût indifférente.

Ces lignes ont été écrites il y a exactement quarante ans.
Elles ouvraient, dans notre n° 120 (été 1979), le compte rendu du festival du mois de mai précédent. Il a suffi de remplacer "Gilles Jacob" par "Thierry Frémaux" et "Wajda, Rosi, Fellini, Coppola, Herzog et Allen" par les quelques noms ci-dessus. Toute le reste aurait pu être daté juin 2019. C’est avec raison que dans le dernier éditorial, nous placions la soixante-douzième édition dans la lignée de la trente-deuxième : tout ce que nous avions déjà pu en voir laissait présager un cru exceptionnel. Et les quelques titres découverts depuis n’ont fait que confirmer notre prévision.

On sait combien l’accueil critique est déterminant : quelques projections mal reçues en début de festival suffisent à plomber les jours qui suivent.
Cette fois-ci, l’alliance Jim Jarmush avec The Dead Don’t Die - Ladj Ly avec Les Misérables - Kleber Mendonça Filho & Julio Dornelles avec Bacurau a fait démarrer la décade sur un rythme d’alternance valeur sûre-découverte qui ne s’est pas démenti : Ken Loach (Sorry We Missed You) et Mati Diop (Atlantique), Pedro Almodovar (Douleur et gloire) et Diao Yinan (Le Lac aux oies sauvages), Terrence Malick (Une vie cachée) et Corneliu Porumboiu (La Gomera).
La composition d’une grille de programme nécessite un sens quasi gastronomique des alliances gustatives. Mais l’équilibre peut être fragile : une valeur sûre qui ne semble pas à la hauteur de sa réputation, une découverte mal comprise dont on s’explique mal la présence à ce niveau et la charge positive du binôme disparaît.

Rien de tel ne s’est passé.
On s’étonnait chaque matin, en ouvrant Libération (c’est le seul moment de l’année où le quotidien retrouve un peu de son audience ancienne), de découvrir, à la place du bouquet de jeux de mots dépréciatifs qui constitue sa marque, des commentaires laudatifs, inhabituels de la part d’une équipe surtout experte en démolition à la pelleteuse.
Idem dans Le Monde, qui, avec sa réserve consubstantielle, tressait, jour après jour, des lauriers à la sélection. Sauf à imaginer un émoussement des griffes spécialement affûtées avant le festival, une cabale positive (pourquoi diantre ?) ou une configuration astrale inclinant à la gentillesse, toutes choses improbables, on en a conclu que la qualité des films était telle que les postures n’étaient pas de mise.
Et lorsque Libération annonce son bilan en écrivant : "Au terme d’une édition aussi prestigieuse que défricheuse, le 72e Festival a rendu un palmarès enthousiasmant et politique" et Le Monde : "Valeurs sûres et vent de renouveau pour le palmarès", on se dit qu’on ne reverra pas de sitôt une telle convergence critique et qu’on rangera ce millésime sur la plus haute étagère.
Convergence qui ne se réduit pas à ces deux journaux (les plus importants en terme d’audience cannoise, même si personne n’a le temps de lire d’autres pages que celles consacrées au festival), mais à l’ensemble des supports papier : dans la grille des "étoiles de la critique" du Film français, qui établit quotidiennement la température de l’accueil de la presse nationale (1), sur deux cent vingt-deux cotations concernant les dix-sept premiers films du programme, on ne trouve que dix points noirs ("je n’aime pas du tout") face à trente-huit palmes ("j’aime à la folie"), pourcentages jamais vus depuis plusieurs siècles. Même Éric Neuhoff, l’éternel M. Grognon du Figaro, n’a distribué que deux points noirs - et a accordé deux palmes !

Est-ce à dire que tous les films furent accueillis avec le même engouement ?
Celui de Jarmusch éveilla quelques grimaces (on verra plus loin que tout le monde n’est pas de cet avis), Little Joe (Jessica Hausner) n’a vraiment convaincu que le jury (surprenant prix d’interprétation féminine pour Emily Beecham), la structure un peu molle de Frankie (Ira Sachs) et le faible intérêt dramatique de Matthias et Maxime (Xavier Dolan, pourtant pas pire que d’habitude) n’ont pas transporté le public. Quant à Mektoub My Love : Intermezzo (Abdellatif Kechiche), les quelques rédacteurs courageux de la revue qui ont tenu bon durant les 210 minutes ont sorti leur joker pour éviter d’en rendre compte.

On sait notre peu de respect pour les palmarès, qui marquent simplement l’accord ponctuel, à un moment M, de quelques personnes sur quelques films. Rien de scientifique ni de permanent là-dedans - d’autres jurés auraient classé autrement les mêmes films. C’est surtout un repère pour les historiens et un moyen pour les réalisateurs (et les producteurs) d’attirer plus de spectateurs. Chacun y trouve son compte.
Et sur la Palme décernée à Parasite, rien à dire : il y a belle lurette que l’on savait que Bong Joo-ho était un des grands réalisateurs actuels et cette confirmation officielle nous ravit.

Mais, quant aux autres prix, on ne fera croire à personne que le scénario de Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma) est plus tenu que celui du Lac aux oies sauvages, ou, plus surprenant, que celui de La Gomera, ou bien que la mise en scène du Jeune Ahmed (Dardenne Bros) est plus inventive que celle de Une vie cachée, ou enfin que Antonio Banderas dans (Douleur et gloire) est plus maître dans l’expression que Pierfrancesco Favino dans Le Traître de Marco Bellocchio.

Mais réjouissons-nous du prix du jury attribué conjointement à Bacurau et aux Misérables et du Grand prix offert à Atlantique  : un troisième film et deux premiers, voici un joli tir groupé et les médailles obtenues faciliteront, souhaitons-le, la suite des carrières respectives de leurs auteurs - c’est là, au moins, l’utilité des récompenses.

La sélection fut-elle plus politique que les années précédentes, comme semblaient le souligner les bilans immédiats ? Ni plus ni moins.
Celle-ci, et pas seulement l’officielle, ne fait que traduire les mouvements profonds de la société planétaire, guerre, misère, mondialisation, lutte des classes et débordements divers qui tissent l’époque. Loach, Ladj Ly, Diop, les Dardenne, Bellocchio, Bong, s’inscrivent dans une réalité contemporaine ou datée (Le Traître) mais toujours présente. Au même titre que l’an dernier Pawlikowski, Serebrennikov, Kore-Eda, Brizé ou Husson. Tout comme, pour en revenir à notre chère année 1979, Le Tambour, Apocalypse Now, Norma Rae, Hair, Sibériade, Le Syndrome chinois ou Sans anesthésie, qui clôturaient la décennie de façon magistralement politique. Rien de neuf sous le soleil cannois, heureusement. Nous ne sommes pas à Cabourg, au Festival du film romantique.

Nous n’avons pas vérifié, mais Un Certain Regard a certainement battu cette année le record du renouvellement, avec neuf premiers films, la moitié de la sélection - deux seulement furent primés (coup de cœur du jury), La Femme de mon frère (Mona Chokri) et The Climb (Michael Angelo Covino).
Mais les grands titres furent ceux que nous avions évoqués dans le dernier numéro, La Vie invisible d’Euridice Gusmao (Karim Aïnouz, prix du jury) et Une grande fille (Kantemir Balagov, prix de la mise en scène).
Si l’on met de côté les "anciens", Christophe Honoré (Chambre 212) et Bruno Dumont (Jeanne) - chacun bien accueilli, mais nous persistons à peu goûter ce pain-là -, il y a là une belle poignée de promesses d’avenir (Mounia Meddour avec Papicha, Maryam Touzani avec Adam, Nariman Aliev avec En terre de Crimée ) que l’on suivra avec attention. (2)

Et la Quinzaine des Réalisateurs ? Et la Semaine de la Critique ? Et Acid ?
Faute d’en avoir vu la majeure partie, nous nous abstiendrons de tout jugement d’ensemble, par exemple sur le nouveau magistère de Paolo Moretti, remplaçant Édouard Waintrop à la QR, dont on n’a pas bien saisi la ligne directrice - les deux films primés, Une fille facile de Rebecca Zlotowski et Alice et le maire de Nicolas Pariser ne nous semblant pas vraiment illustrer le cahier des charges de la section (pour mémoire : "faire découvrir des cinéastes restés au seuil des réseaux de distribution"), à la différence de certains titres fort excitants, The Halt de Lav Diaz, ou Perdrix de Erwan Le Duc.
Quant au reste, on trouvera, parmi les notules infra, tout ce qui a retenu l’attention de nos correspondants sur le terrain.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°395, été 2019

1. En tout, quinze critiques, représentant quotidiens, hebdomadaires et mensuels. On attend, dans cet aréopage, la parité tant exigée par ailleurs : douze hommes, trois femmes…

2. Tous les critiques de la grille à étoiles ne suivent pas la section avec le même intérêt : certains n’ont vu qu’un film sur les dix-huit, d’autres (Le Monde) n’y ont pas mis les pieds. Un bon point au représentant de La Croix qui en a vu dix et les a tous appréciés - grâces lui soient rendues.



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