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Crash (1996) I
de David Cronenberg
publié le samedi 16 mai 2015

À propos de sa réception à Cannes
par Ariane Desneux
Jeune Cinéma n°239, septembre-octobre 1996

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1996.
Prix spécial du jury

Sorties les mercredis 17 juillet 1996 et 8 juillet 2020


 


Crash est un film majeur et une des œuvres les plus instructives de cette année, parce qu’elle soulève une polémique intéressante, dans le sens où elle touche à une question fondamentale du cinéma, l’adéquation du sujet et de sa forme.
Hué, encensé, Crash est le seul film qui ait bousculé le paysage du festival cannois. Il était d’emblée hors concours et les cinglantes pétarades des sièges rabattus de conserve comme autant de protestations muettes, ont bien fait sentir qu’il y avait matière à discussion. Le partage des opinions se calque sur l’écart des deux tendances de David Cronenberg, celle de La Mouche et du Festin nu, horreur fantastique, et celle de Dead Ringers et de Mr. Butterfly, moins gore et plus axée sur les mécanismes psychologiques. (1)


 

C’est un peu comme si l’auteur avait voulu tester l’endurance du spectateur devant un film paradoxal, au sujet proche de La Mouche (érotisme dérangeant, sexualité androïde), mais filmé comme Alain Resnais. C’est ce paradoxe incongru qui divise, car la maîtrise de la mise en scène n’a pas tellement évolué depuis son changement de cap. Il est difficile de dégager de Crash des moments forts, car David Cronenberg met en place une atmosphère fantasmagorique de manière continue, avec distance et froideur, comme une hallucination devenue réalité. Cette rigueur "classique" était celle de Dead Ringers, un rythme imperturbable, une mécanique destructrice mais nonchalante, sans excès. Cette distance glaciale ne veut pas dire neutralité - comment penser que la forme est venue par hasard ? C’est là le malentendu sur le travail du réalisateur, dont l’antididactisme passe pour de la complaisance et pour un manque de regard critique. Or c’est l’ensemble du film, montrant la gravité de la déchéance des rapports humains et de nos réactions, qui forme l’ambitieux projet de l’auteur.


 


 

La distance filmique est le sujet : la carapace, le cocon isolant de la voiture nous coupent de la réalité, nous font voir le monde extérieur comme une vision irréaliste. Pour Cronenberg, la voiture est, comme la télévision et le téléphone, l’image d’un nouveau système qui éloigne et déresponsabilise, et qui alimente les fantasmes.
Le crash est aussi une forme symbolique : celle du mouvement qui fait quitter la route - et donc la vie -, expulsant hors du cocon un corps étripé, déformé comme la carrosserie du véhicule, étalant sa nature matérielle (cette fois non fantasmée) aux yeux de ceux qui sont passés à côté de la mort. Le propos du film est à la fois matérialiste et mystique : le crash est un mélange de fatalité et de responsabilité, juste milieu crucial troublant. La répétition et la simulation de l’accident mortel est le seul biais trouvé par les personnages pour recréer l’instant unique de la disparition, jouissance ou mort, et l’intensité de l’impact qui l’accompagne. Et par là aussi, retrouver une sexualité (de groupe) adaptée, par psychisme mutant et perversion définitive du naturel.


 

Le génie de David Cronenberg est d’intégrer cette mutation au corps des acteurs, comme une marque de parenté charnelle avec la machine. Ce sont les cicatrices érotiques cinglantes qui marquent le visage de Elias Koteas, parfait mutant, semblable à sa vieille carcasse de voiture, emboutie de tous côtés, qui transpire de son activité sexuelle frénétique. La jambe de substitution de Rosanna Arquette tient du même principe, comme l’attelle métallique envahissant la chair de la jambe de James Spader, rappelant les terrifiants instruments de Dead Ringers.


 

Les voitures prennent lentement des visages humains et, inversement, les humains se mécanisent par mimétisme. Le squelette est recouvert d’une chair molle (comme l’habillage cuir des sièges) que le crash marque à vif par des cicatrices dont on imagine les causes énigmatiques. C’est la joue déformée, la figure de proue de la voiture qui s’imprègne dans la chair de la victime comme une signature, reproduite en tatouage sur la peau de James Spader.

Borges disait différemment la même chose : les rides d’un visage redessinent la vie de celui qui les portent, les traces de son passé et de son chemin, sa carte personnelle distinctive, unique. La cicatrice, dans Crash, est signature, celle d’un maître, dont le film ne mérite pas la hargne bornée mais la reconnaissance de son incroyable lucidité.

Ariane Desneux
Jeune Cinéma n°239, septembre-octobre 1996

1. La Mouche (The Fly, 1986) ; Faux-semblants (Dead Ringers, 1988) ; Le Festin nu (Naked Lunch, 1991) ; M. Butterfly (1993).

* Cf. aussi "Crash Divagations" par Jérôme Fabre.


Crash. Réal, sc : David Cronenberg ; d’après le roman de J. G. Ballard ; ph : Peter Suschitzky ; mont : Ronald Sanders ; mu : Howard Shore ; déc : Carol Spier ; cost : Denise Cronenberg. Int : James Spader, Deborah Kara Unger, Elias Koteas, Holly Hunter, Rosanna Arquette, Peter MacNeill, Cheryl Swarts (Canada, 1996, 100 mn).



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