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De l’autre coté du périph’ (1997)
de Bertrand & Nils Tavernier
publié le samedi 11 avril 2015

par Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 247, décembre 1997-janvier 1998

Sur France 2, le dimanche 7 décembre 1997


 


La lettre que Éric Raoult avait adressée aux cinéastes de la pétition contre les lois Debré (1) a suscité la réponse qu’il méritait. Sommés d’aller passer un mois dans la cité des Grands Pêchers, Bertrand & Nils Tavernier l’ont pris au mot. Avec une caméra, ils ont montré que l’engagement citoyen des cinéastes n’était pas "une erreur de scénario et de casting" (dixit Raoult). Le ministre d’alors, sans doute piètre connaisseur des choses du cinéma, ne mesurait pas combien un tel défi pouvait se retourner contre lui.


 

Un tel camouflet fait sans doute plaisir, mais s’il ne s’agissait que de cela, notre satisfaction ne serait que superficielle. Ce qu’avait oublié l’outrecuidant ministre, c’est qu’on peut faire d’autres images que celles de la télévision dès lors qu’il s’agit dé parler des banlieues, qu’un vrai documentaire organisé par un regard qui s’engage peut révéler des vérités bien plus pertinentes que celles contenues dans les petites phrases d’hommes politiques habitués à parler pour les autres ou tout simplement à se faire valoir.
Des cinq mois passés aux Grands Pêchers, Bertrand & Nils Tavernier ont rapporté un film de plus de deux heures qui constitue une plongée dans le quotidien de cette cité de Montreuil.


 


 

À force de ténacité, de patience aussi, ils font voler en éclats les stéréotypes véhiculés par les médias et souvent aussi par les films de fiction. Ce qu’avait oublié Raoult c’est qu’en engageant un cinéaste à s’imprégner de la réalité, ce dernier risquait de la restituer dans sa richesse et sa diversité. Mais aussi qu’en plaçant la caméra parmi ces "gens-là", ceux-ci risquent de devenir aussi des acteurs et pas seulement des illustrations d’un discours tout prêt comme celui des journalistes qui se contentent de prélever quelques images à la sauvette. Présentant l’un des habitants de la cité des Grands Pêchers, les Tavernier disent qu’il pourrait sortir tout droit d’un film de Ken Loach.


 

Cette similitude avec le réalisateur de Riff-Raff (2) n’a rien de fortuit tant les personnes interviewées finissent par raconter leur histoire, à tisser des liens qui captivent l’attention du spectateur au même titre que des personnages de fiction.
C’est Marie-Jo Tirat, retraitée qui fait du soutien scolaire, Monsieur Olivier qui garde la mémoire d’une tradition ouvrière évacuée par les bouleversements économiques et d’un engagement communiste, c’est le commissaire de police républicain, ce sont les Maliens du foyer qui s’organisent pour mettre en place une économie parallèle et venir en aide à leurs familles et villages d’origine, etc.


 


 

Dès lors, cette parole plurielle fait voler en éclat le mythe des cités qui ne seraient qu’îlots de violence. Certes, les deux cinéastes font clairement apparaître les problèmes quotidiens, la délinquance, le manque criant de structures sociales d’animation. Ils donnent la parole à un maximum de personnes qui sont parfois en opposition.
Mais ce qui domine, c’est l’esprit de solidarité, de tolérance, c’est le sentiment que leur caméra nous permet de rencontrer des individus et non des stéréotypes. Démarche hautement citoyenne car elle permet de mieux mesurer la complexité des problèmes qui ne peuvent se résumer à quelques mots passe-partout (intégration, exclusion, insertion, etc.).
Parce que cette réalité nous est trop souvent cachée, le travail de Nils & Bertrand Tavernier comble une lacune dans le cinéma français d’aujourd’hui, cette absence trop souvent constatée d’une véritable existence d’un cinéma engagé et qui mette à l’écran la vraie vie d’un nombre important de Français par là-même exclus de l’imaginaire collectif ou alors caricaturés.


 


 

Le fait que le film ait été tourné en vidéo et diffusé à la télévision n’enlève rien à sa dimension véritablement cinématographique. Sens du décor et de l’espace, construction générale et montage, place de la caméra par rapport aux personnages, on sent que le point de vue est celui de véritables cinéastes. Mais en même temps, ils mettent leur savoir-faire au service d’un"scénario" qui s’écrit sous leurs yeux au lieu de faire entrer la réalité dans les codes de la fiction. Que leur film ait été programmé à une heure tardive deux dimanches successifs constitue un manque de courage de la part des dirigeants des chaînes de service public.

Bernard Nave
Jeune Cinéma n° 247, décembre 1997-janvier 1998

* De l’autre côté du périph’, "reportage" de Nils & Bertrand Tavernier est en deux parties : 1. Le Cœur de la cité et 2. Le Meilleur de l’âme.
Ne pas confondre avec De l’autre côté du périph de David Charhon (2012).

** Le film est en ligne sur Internet (30 mars 2021).

1. Éric Raoult, ministre de l’Intégration et de la Lutte contre l’exclusion (1995-1997).
Les lois Pasqua-Debré sont trois lois françaises adoptées en 1986, 1993 et 1997, destinées à réguler l’immigration. Cf. historique.
Elles sont provoqué une résistance, le Mouvement des sans-papiers, qui a culminé à Paris en 1996 avec l’occupation puis l’expulsion de l’Église Saint-Bernard.
Le 11 février 1997, paraît une pétition signée par 66 réalisateurs qui se déclarent coupables d’avoir hébergé des étrangers en situation irrégulière, et demandent à être mis en examen et jugés.

2. Riff-Raff de Ken Loach (1990), film de fiction, a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1991.


De l’autre coté du périph’. Réal : Nils & Bertrand Tavernier ; sc : Bertrand Tavernier ; caméra : Nils Tavernier & Éric Philbert ; mont : Luce Grunenwaldt ; mu : Touré Kunda, Super Diamono de Dakar, Doc Gynéco (France, 1997, 150 mn). Documentaire.



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