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Mort en direct (la) (1980)
de Bertrand Tavernier
publié le vendredi 24 avril 2015

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°125, mars 1980

Sélection officielle de la Berlinale 1980

Sorties les mercredis 23 janvier 1980 et 30 janvier 2013


 


En un temps d’inflation constante dans l’hyperbole, où la critique immédiate (quotidienne et hebdomadaire) découvre dix chefs-d’œuvre par mois, le film de Bertrand Tavernier a été, dès avant sa sortie, louangé avec une telle unanimité qu’il risque de paralyser de respect le spectateur de bonne volonté. C’est là la chose la plus dommageable qui puisse arriver à La Mort en direct, ne considérer que son aspect de fable moderne, n’en faire qu’un film qui "donne à penser", en négligeant ses pures qualités spectaculaires. Ce qui serait le comble à l’égard d’un aussi sûr connaisseur du cinéma américain, cinéma qui, dans ses meilleurs moments, a toujours su allier morale et spectacle.


 

L’argument repose sur l’achat, par une chaîne de télévision, des derniers instants d’une malade incurable, filmés et retransmis aux quatre coins du pays, dans une société non datée, où la mort est devenue un événement suffisamment exceptionnel pour que les gens se passionnent à la voir ainsi en feuilleton. L’argument n’a d’ailleurs rien de futuriste ni d’improbable : si l’existence des snuff movies - ces films américains enregistrant la mort véritable de leurs participants - s’avère exacte, la réalité aura été encore une fois plus rapide que la fiction. Rompant son contrat, l’héroïne (Romy Schneider) décide de se cacher, puis de fuir la ville avec un compagnon de rencontre, qu’elle ne sait pas être l’émissaire de la télévision, pour aller retrouver, aux confins du pays, son premier mari.
Notons en passant l’inexactitude du titre français. Si l’itinéraire de Katherine Mortenhoe est constamment filmé, grâce aux mini-caméras greffées sur la cornée de son compagnon de voyage, il n’est retransmis qu’avec deux jours de retard - il s’agit d’une mort en différé...


 

Bertrand Tavernier a bien fait de ne pas chercher à montrer ce que son budget - et sa sensibilité, sans doute - ne lui permettait pas de restituer : sa description du futur échappe à toute surenchère technologique, elle est même carrément pauvre — un ordinateur, une salle de régie-télé, rien que du banal. Pour le reste, les gens voyagent en bus, font la cuisine et sont monogames. En filmant une grande partie de son histoire dans la vieille ville de Glasgow, il a sciemment recherché le décalage entre le passéisme du décor - qui tire vers le fantastique gothique - et le "science-fictionnisme" du propos, montrant qu’il s’intéressait plus au devenir de ses personnages à partir d’une situation donnée qu’à la reconstitution d’une société ultérieure.


 

On a tant célébré la dénonciation du pouvoir des médias qui sous-tend le film, sa défense de la dignité humaine et de la liberté individuelle devant une société de plus en plus contraignante et robotisée, qu’il n’apparaît guère nécessaire de revenir sur cette idée, sinon pour s’étonner qu’on éprouve le besoin d’enfoncer à l’envie une porte aussi largement et depuis si longtemps ouverte. La mise en question de l’organisation spectaculaire du pouvoir est en passe de devenir un des lieux communs les plus fréquentés actuellement. Que l’image nous mange, que la T.V. nous phagocyte, ce ne sont là désormais que des idées générales, répandues dans la littérature de science-fiction depuis quelques décennies, et ce n’est pas là que réside l’intérêt du film. Car, si Bertrand Tavernier, comme il le déclare, a voulu dénoncer la "sur-consommation des émotions" et l’organisation du voyeurisme à l’échelle d’une société, c’est ce que, paradoxalement, il réussit le moins. Conséquence de son approche plus psychologique que technologique, on ne perçoit pas toujours clairement cette emprise de la télévision et son utilisation totalitaire. On sait que Romy Schneider est filmée, on n’en voit guère - sinon à deux courtes reprises - sa projection multipliée sur les écrans du pays. Car c’est l’idée qui importe, cette chasse à la femme - qui n’est pas vraiment une chasse d’ailleurs, puisque le chasseur voyage avec sa proie, jusqu’au moment où il tombera amoureux d’elle.


 

Bertrand Tavernier retrouve là un des grands thèmes du cinéma américain, celui du couple en fuite vers un ailleurs mythique (mer, montagne, ou grands espaces), où la mort est presque toujours au bout du chemin. Même si le déroulement n’obéit pas complètement aux schémas habituels - ils ne sont pas vraiment amants, la chasse ne commence que lorsque l’oeil-caméra cesse de fonctionner, la mort est choisie - Romy Schneider et Harvey Keitel rejoignent la grande saga des amants traqués.


 

Son habituelle sympathie pour ses personnages lui permet d’échapper à tout manichéisme et à toute simplification. De grands pans d’ombre subsistent chez chacun d’eux, "bon" ou "méchant", et même les manipulateurs du pouvoir ne sont pas entièrement haïssables. Il a su pour cela trouver chez ses acteurs des résonances qu’ils ne dévoilent pas toujours, surtout Harvey Keitel, car si Romy Schneider est bonne - comme à chaque fois qu’elle échappe aux chausse-trappes du psychologisme à la française -, celui-ci a souvent été employé dans un registre névrotique-crispé, où il peut être extraordinaire comme dans Les Duellistes ou Fingers, (1) mais qui aurait pu nuire ici à la dimension du personnage.


 

S’il s’agit du film le plus formellement réussi de son auteur, c’est parce qu’on n’y retrouve pas ce qui parfois irritait chez lui, cette volonté de charger ses situations de plus de sens que la mise en scène n’en exprimait - d’où cette impression de collage de certaines scènes finales comme dans Que la fête commence ou Le Juge et l’assassin. (2)
L’adéquation est ici constante, la mise en scène, hors de toute brillance gratuite, s’appliquant à servir au plus près le propos - la dédicace à Jacques Tourneur n’est pas innocente, non plus que les références explicites (affiches des bureaux T.V.) à toute une lignée de cinéastes, champions de cette efficacité intelligente que Bertrand Tavernier défendit jadis chez Roger Corman ou Budd Boetticher, entre autres.


 

Si la première partie demeure volontairement "neutre", refusant de jouer du pittoresque de la ville en ruines, la seconde partie est un grand morceau de cinéma inspiré, où il use d’une caméra à la fois caressante et lyrique pour accompagner le couple dans les superbes paysages écossais. Même si le lyrisme ne naît pas forcément des mouvements de grue, reconnaissons que ceux-ci sont ici parfaitement justifiés, et que l’auteur de La Mort en direct y trouve des accents et une élégance qui n’ont rien à envier à Delmer Daves ou Robert Parrish, autres auteurs admirés.


 

Il faut ajouter ces deux éléments remarquables que sont la photo de Pierre William Glenn et la musique de Antoine Duhamel, et on se félicite grandement de voir un film français émerger ainsi bien au-dessus de la production nationale courante.
Toutefois, il faudrait pour cela oublier que le film s’inscrit, par son inspiration, sa thématique et même sa forme, dans une tradition précise, celle du grand cinéma américain des années 50 et 60, et que Bertrand Tavernier, pour le mener à bien, a dû aller le réaliser dans un pays où la tripe cartésienne ne se méfie pas de la science-fiction.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°125, mars 1980

1. Les Duellistes (The Duellists) de Ridley Scott (1977), Prix de la première œuvre au Festival de Cannes 1977.
Mélodie pour un tueur (Fingers) de James Toback (1978).

2. Que la fête commence… de Bertrand Tavernier (1975).
Le Juge et l’Assassin de Bertrand Tavernier (1976).


La Mort en direct. Réal : Bertrand Tavernier ; sc : B.T. & David Rayfield ; ph : Pierre-William Glenn ; mont : Michael Ellis & Armand Psenny ; cost : Judy Moorcroft. Int : Romy Schneider, Harvey Keitel, Max von Sydow, Harry Dean Stanton, Thérèse Liotard (France, 1980, 130 mn).



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