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Keiller, Patrick (né en 1950) (e)
Entretien avec Patrick Wright (1999)
publié le mardi 6 juin 2017

Rencontre avec Patrick Keiller
à propos de London et Robinson dans l’espace

Jeune Cinéma n°284, septembre-octobre 2003


 


Patrick Wright : Robinson in Space est sorti en Angleterre début 1997, mais cela faisait déjà plusieurs années que vous y travailliez…

Patrick Keiller : La première projection publique de London a eu lieu à Berlin en 1994. Je suis arrivé au festival avec deux paragraphes, prémices d’une suite, dont le sujet était le capitalisme de gentleman anglais. Le film ayant été bien accueilli, on m’a proposé de passer une année en résidence en Allemagne, et le projet a évolué pour devenir une comparaison entre l’aspect du sud de l’Angleterre, resté rural, et celui des paysages où les formes industrielles ont toujours fait partie de la culture. J’aime explorer le lien entre les choses subjectives, qui transforment la vision de ce qui existe réellement (à la manière du surréalisme) et l’activité des concepteurs, architectes, industriels qui produisent de nouvelles choses. London a été une entreprise visant à transformer la vision de son sujet, de même que Robinson dans l’espace, où il est question de production, de la production de nouveaux espaces et de la production d’objets. L’Angleterre est intéressante en ce sens que la société, la culture, se désintéressent largement de la production de leurs propres objets.


 

P.W. : Comment Robinson dans l’espace et London sont-ils liés ? (1)

P.K. : Eh bien, London est l’enquête de quelqu’un qui s’appelle Robinson, et le bon accueil critique et public du film en a suggéré un autre dans lequel il fait une nouvelle recherche dont le sujet n’est pas Londres. Il prédit dans London qu’il va perdre son travail et dans le synopsis que j’avais emporté à Berlin, j’avais écrit qu’en conséquence : "Il quitte Londres, devient un étudiant itinérant du paysage anglais, de son économie, de la sexualité de ses habitants. Il va voir les endroits dont on parle constamment dans les révélations sur le trafic d’armes, des ports peu connus, des usines cachées dans les ruelles des Midlands de l’Ouest. Il lit Jorge Lui Borges, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. (2) Il aimerait devenir espion, mais ne sait pas trop qui contacter".


 

Il y a d’autre part, à la fin de London, une phrase : "La véritable identité de Londres est dans son absence". À laquelle le spectateur pourrait répondre : "Absence de quoi ?" Londres s’est développée en tant que ville portuaire, mais cette activité n’existe pratiquement plus aujourd’hui. Elle continue autre part et Robinson dans l’espace est une tentative de localisation de quelques-unes des activités économiques qui n’existent plus à Londres. En même temps que le projet franco-allemand, j’avais un plan de secours, celui qui en fait a retenu l’attention de la BBC : un tour de l’Angleterre à la manière de Daniel Defoe. (3) Mais dans les deux cas, l’idée était de bâtir une vision de l’économie du sud de l’Angleterre.


 

Il y a au début du film une citation du Portrait de Dorian Gray  : "Seuls les êtres superficiels ne jugent pas sur les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible, pas l’invisible". Les apparences par lesquelles le spectateur est invité à juger sont initialement la dégradation de l’espace public, l’extension de la pauvreté visible, l’absence des produits britanniques dans les magasins et sur les routes, et le conservatisme culturel de l’Angleterre. L’idée que se fait Robinson de l’industrie du Royaume-Uni remonte à ses souvenirs de l’effondrement du début des années Thatcher. Il part de l’idée que la pauvreté et la dégradation sont le résultat d’un échec économique, et que cet échec économique est le résultat de l’incapacité du Royaume-Uni à produire des produits de consommation désirables. Il croit, d’autre part, que ceci a à voir avec ce qui émane du centre de l’Angleterre, qu’il voit comme un paysage de plus en plus marqué par la répression sexuelle, l’homophobie et les fréquents plaidoyers en faveur de l’enfance maltraitée. En même temps, il est vaguement conscient que le Royaume-Uni est toujours la cinquième plus grande économie en termes d’échanges et que les Britanniques, et même les Anglais, notamment les femmes et les jeunes, ne sont probablement aussi sexuellement refoulés, sadiques ou misérables que ce que peut suggérer l’aspect du pays. La narration du film est basée sur une série de voyages dans lesquels ses préjugés sont examinés, certains d’entre eux s’avérant inexacts.


 

P.W. : Vous montrez beaucoup de barrières, de grillages, de caméras de surveillance, beaucoup d’institutions privées ou privatisées, même des prisons. Êtes-vous parti avec l’idée de trouver quelque chose de précis, ou filmiez-vous ce que vous trouviez sur place ? Viviez-vous comme Robinson, mangeant dans les supermarchés, dormant dans les motels sur le bord de la route ? Est-ce ainsi que le film s’est composé ?

P.K. : Je crois que, principalement, on voit dans le film ce que nous trouvions. Nous avons peu photographié les villes, en partie parce que nous voyagions en voiture. Mais aussi parce que le sujet était le nouvel espace, et que le nouvel espace se trouve en général en dehors ou en bordure des villes. Il s’agit d’un espace conçu pour mieux répondre aux besoins du marché. Des zones industrielles ou commerciales, des plates-formes logistiques…
Il nous a fallu du temps, au début, pour en trouver des traces. On se demandait où se trouvait ce nouvel espace, il n’était pas très visible. Puis, ça a changé : à mesure que nous avancions, il est devenu plus agressif, les barbelés dressés sur les murs d’enceinte s’aiguisaient. Distinguer une prison d’un supermarché devenait plus difficile, l’atmosphère devenait plus sado-masochiste. Encore une fois, j’avais des idées préconçues à ce propos, l’idée qu’il se passe quelque chose dans la campagne, que c’est une zone interdite. La ville semble globalement plus amicale.


 

La prise de conscience qui conduit Robinson à un comportement fantasque est provoquée par celle que l’apparition de la pauvreté si caractéristique de l’Angleterre moderne est le résultat du succès de son capitalisme et non de son échec. L’impression d’un échec et d’un retard économique, qui préoccupent tant les esthètes, et particulièrement les gens comme moi qui ont grandi dans les années soixante, vient d’un malentendu. Cette impression de déclin qui a limité nos attentes dans ce que l’État pouvait apporter en matière d’éducation, de santé, de retraite, etc., est fausse.


 

P.W. : Le gouvernement travailliste a maintenant entrepris de donner une nouvelle image de la Grande-Bretagne, et d’y mettre des logos partout…

P.K. : Je crois qu’il est préférable de rester en dehors de tout ça. Il y a beaucoup trop de contradictions. Comme ces universités où le protocole demeure si important, et dont Tony Blair est le produit. Et pourtant, après la victoire des travaillistes, j’ai commencé à avoir l’impression de vivre dans un endroit différent de celui dans lequel je vivais sous le gouvernement conservateur.


 

La grande ironie des conservateurs est que leurs affirmations sur la prospérité du pays se sont largement vérifiées. Le Royaume-Uni est un pays riche, dans lequel vivent de nombreux pauvres et un nombre à peu près équivalent de gens raisonnablement aisés qui disent vouloir payer pour le renouveau du service public. Il semble que le pays ait tout à fait les moyens d’avoir un salaire minimum, des dépenses plus importantes pour l’éducation et l’aide sociale, des primes à l’investissement industriel, des améliorations liées à l’environnement, un gouvernement disposant de nouveau des pleins pouvoirs, ainsi que les autres attributs d’une démocratie industrielle progressiste.


 

Six années après la victoire du New Labour, nous n’avons pas grand chose de tout ça. Le Royaume-Uni est moins exotique, moins bizarre qu’il ne l’était du temps des tories, et ainsi on se sent moins concerné par le sujet. Mais l’Angleterre est toujours très problématique. Les travaillistes ont abandonné leurs efforts pour renforcer l’intégration européenne. La société des chemins de fer est dans un état lamentable, l’agriculture est en crise, l’industrie continue à se débattre à cause des priorités de la City, l’inégalité augmente toujours. Tous les problèmes habituels.


 

Il est difficile de comprendre aujourd’hui de quoi le Labour nous protège, à part de nous-mêmes. Ils ne nous ont manifestement pas protégés d’une implication dans la guerre. Je ne sais pas quel genre de transaction se manigance quand un Premier Ministre anglais est convoqué à Washington pour rencontrer la nouvelle administration, mais il semble que cela produise toujours le même résultat. Je pense que Tony Blair survivra à la guerre, mais les choses ne seront plus jamais pareilles. Malgré son sourire impertinent et sa sincérité, je pense que les gens commencent à se dire qu’il n’est peut-être pas quelqu’un de très sympathique.

Extraits de Patrick Keiller, Robinson in Space, Londres, Reaktion Books, 1999.
Jeune Cinéma n°284, septembre-octobre 2003

* Cf. le DVD chez Ed Distribution.

** Site officiel de Patrick Keiller.

1. London / Robinson dans l’espace, in Jeune Cinéma n° 284, sept-octobre 2003 et Jeune Cinéma n°361-362, automne 2014

2. Le recueil de nouvelles de Jorge Luis Borges, Fictions (Ficciones) est paru à Buenos Aires, chez Emecé Editores, en 1944. Il comporte deux parties : Le Jardin aux sentiers qui bifurquent (El jardín de senderos que se bifurcan, 1941) et Artifices (Artificios, 1944).
Fictions est paru en France chez Gallimard en 1951, traduction de Paul Verdevoye.

3. A Tour Through the Whole Island of Great Britain de Daniel Defoe, a été publié pour la première fois entre 1724 et 1727. En explorant toute l’île de Grande-Bretagne, introduction, traduction et notes de Jean Queval, Paris, Payot, 1974.


London. Réal, sc, ph : Patrick Keiller ; mont : Larry Sider ; narrateur : Paul Scofield (Grande-Bretagne,1992, 80 mn).
Documentaire.

Robinson dans l’espace (Robinson in Space.) Réal, sc, ph : Patrick Keiller ; mont : Larry Sider ; narrateur : Paul Scofield (Grande-Bretagne, 1997, 80 mn).
Documentaire.



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