home > Films > Annette (2020)
Annette (2020)
de Leos Carax
publié le mercredi 7 juillet 2021

par Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 2021

Sortie le mercredi 7 juillet 2021


 


"On peut commencer ?", chantent Ron et Russell Mael, les Sparks, auteurs de la quinzaine de chansons et du scénario de Annette, le film de Leos Carax qui a ouvert le Festival de Cannes 2021. Ce premier morceau donne le ton et annonce les thèmes qui y seront développés. Et "le spectacle commence" donc.
Le spectacle est dans la rue. L’inverse est également vrai : la vie, la mort, le rire, les larmes, la "romance sentimentale", au sens de S.M. Eisenstein, le crime et son châtiment, les affres de la création, sans oublier les cochons de payants. Car qui dit spectacle, dit spectateurs et ceux-ci sont partie intégrante de l’œuvre, représentant le chœur antique, le chœur tout court, swinguant, mâtiné gospel et, au finale, réduit à des lucioles dans un stade de baseball.


 


 

Malgré quelque langueur - certaines redites dans le "seul en scène" du héros masculin -, malgré le style pompeux des arias destinées par les Sparks au personnage féminin censé incarner une prima donna "contemporaine", le film est une réussite du genre. Non un film d’auteur à la française, ni une mièvrerie un peu mélo sur les bords ou pire, autofictionnelle, mais un musical digne de ce nom, dans la meilleure tradition hollywoodienne.


 

Les frères Mael relèvent malicieusement dès l’entrée que le budget, quoique confortable, sera insuffisant. Mais le spectateur en aura son content. La tragicomédie musicale absorbe tous les autres genres - film noir, conte fantastique, rockumentaire, parabole sur l’enfance en général et sur celle de l’art en particulier. Le son (leçon) de cinéma : le réalisateur fait un caméo en ingénieur du son. Bien que l’image de Annette, signée Caroline Champetier, soit d’une qualité exceptionnelle, la question des voix, celles qu’on entend ou croit entendre, celles qu’on double ou qu’on mixe, celles qui viennent d’outre-tombe semble ici la préoccupation centrale.


 

Les iconolâtres pourront s’extasier sur les modulations de lumière et les variations tonales dignes de One from the Heart (Coup de cœur, 1982), le film à insuccès de Francis F. Coppola, voire de L’Enfer (1964), l’expérimental (inachevé ou maudit) de Henri-Georges Clouzot exhumé par Lobster, sur les cadrages et la profondeur de champ à la Ivan le Terrible (1944) avec Marion Cotillard s’époumonant en mourant pour de faux sur scène, dans un décor à la Bob Wilson et Adam Driver, de profil, au premier plan, à sa manière, déconcertant.


 

Il va de soi que le prénom de cet acteur a inspiré les scénaristes, dans la mesure où il forme un couple biblique avec notre comédienne oscarisée qui, comme par hasard, ne cesse de croquer des pommes (de discorde), de couleur pourpre comme celles de l’abbondanza rossa, comme celle de Blanche-Neige revue et corrigée par Disney - cette teinte étalonne aussi le maillot de bain arboré par elle, en dos crawlé, se la jouant Esther Williams dans la mare aux canards qui tient lieu de piscine morbide. Le rouge est mis, signal du "On tourne". Un rouge sang, indique la tache de vin sur le visage adamique, avec sa connotation film de vampires. L’amusette virera au drame, dès la chanson You Used to Laugh. La critique du spectacle se nourrira de l’actualité avec le tune Six Women Have Come Forward, allusion au mouvement #MeToo. Leos Carax rappelle après Kenneth Anger et son Hollywood Babylone (1959) que Moloch, tel Saturne, immole notre part enfantine.


 

L’homme à la moto et au casque intégral (Adam Driver justifiant son patronyme) fait songer aux Hells Angels. Le comédien et, faut-il le préciser, coproducteur du film, a plus d’occasions de montrer son talent vocal que Marion Cotillard. Mais un autre amateur de deux roues, Marlon Brando himself, n’avait-il pas, en son temps, poussé la chansonnette dans Guys and Dolls (Blanches colombes et vilains messieurs, de Mankiewicz (1955) ?
Qui dit Marion suggère Marionnette. La comédienne s’exprime par la voix d’une autre, celle de Catherine Trottmann - à ne pas confondre avec l’ex-ministre de la Culture - telle une poupée de ventriloque. On peut penser en l’occurrence au sketch de Alberto Cavalcanti pour le film Dead of Night (1945) sobrement intitulé The Ventriloquist’s Dummy…

Nicolas Villodre
Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021

* Cf. aussi : Louis Lopparelli, "Annette : Maxi Driver et le nouvel Adam", Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021.


Annette. Réal : Leos Carax ; sc : Ron & Russell Mael ; ph : Caroline Champetier ; mont : Nelly Quettier ; mu : Sparks. Int : Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg, Dewyn McDowell, Rebecca Dyson-Smith (France-Allemagne-Belgique, 2020, 140 mn).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts