Alors que l’on ne parlait pas encore de "Nouvelle vague tchèque", Vojtěch Jasný avait déjà été repéré par la critique internationale pour son originalité et sa liberté de ton. Touha, (1) en compétition officielle à Cannes en 1959, s’était partagé, avec Le Songe d’une nuit d’été de Jiří Trnka, le prix de la meilleure sélection. En 1963, Vojtěch Jasný fut de nouveau invité à Cannes avec Un jour un chat, qui obtint le Prix spécial du jury. (2) Cette œuvre est à la fois un conte, un conte pour enfants, une féérie et une satire. Une grosse production pour l’époque, en cinémascope et en couleur où l’on chante et l’on danse. Cependant, l’action est ancrée dans la réalité d’une bourgade nommée Telč dont un personnage pittoresque, Monsieur Oliva, nous présente les habitants.

Le chroniqueur surplombe la localité - la caméra nous la montre en contre-plongée, du haut du clocher de l’église. Nous avons tout d’abord un aperçu lointain des habitants vaquant à leurs affaires sur une magnifique place en triangle bordée de maisons Renaissance. Des plans rapprochés surprennent une pipelette, un soiffard de tout évidence allergique au travail, un agent de police qui règle une circulation inexistante, une fillette qui dessine sur les murs à la craie. L’impression du ville ensommeillée ou plongée dans le passé est rendue par les teintes éteintes choisies par le chef opérateur, Jaroslav Kučera. L’image un peu pâlie, comme celles des cartes postales restées trop longtemps au soleil évoque aussi l’époque du daguerréotype. Le montage est très vif, juxtaposant des plans et des points de vue différents. Ce petit théâtre du monde qui est alors témoin d’un événement dramatique.

Passe un vol de cigognes - allusion probable au film à succès de Mikhaïl Kalatozov. (3) Toute la place a le nez en l’air. L’un va chercher son fusil, l’autre sa caméra. Un volatile tombe. Le premier se fait traiter d’assassin par le second. Ces deux individus font la paire, protagonistes et antagonistes du film. Leurs rapports conflictuels alimentent sans cesse le récit. Le chasseur, joué par l’acteur comique Jiří Sovák, est taxidermiste en même temps que le supérieur hiérarchique du cinéaste amateur (interprété par l’excellent Vlastimil Brodský), qui est, lui, défenseur de la cause animale, maître d’école, pédagogue libertaire, donc rebelle à la loi. Le directeur de l’établissement où se déroule en grande partie l’action est vêtu d’un costume marron tandis que l’instit porte constamment le même pullover. Il s’entend à merveille avec les bambins. Il les fait rire, leur apprend le dessin et leur propose d’écouter Monsieur Oliva leur conter ses exploits d’ancien marin. Certains parents apprécient moins. Le directeur sait qu’il a affaire à une forte tête.

L’arrivée d’un cirque en ville, précédé d’un air de flûte, enchante comme il se doit les gamins. Dès cet instant, les couleurs du film deviennent éclatantes. Juchés sur un camion écarlate, un magicien en habit (interprété par Jan Werich, qui joue aussi le rôle d’Oliva), un petit orchestre de jazz et une belle jeune fille en justaucorps sexy, portant un chat dans ses bras font leur entrée. Le spectacle commence !

Avec la scène de la cigogne captée par le l’instituteur, le petit théâtre circassien est une autre façon de mettre en abyme le spectacle. Toute la ville y participe. La séquence est d’importance pour Vojtěch Jasný qui y consacre plus d’une bobine - 24 minutes exactement. Petits et grands restent baba, la séquence étant musicale mais quasiment muette. La perte de repères sonores s’accompagne de celle des signes visuels. Donc du sens de la réalité, un peu comme lors de l’irruption de la couleur dans le noir et blanc familier de The Wizard of Oz (1939). Ou du brusque passage de l’usine au night-club dans la séquence de tango "Hernando’s Hideaway" du musical syndicaliste The Pajama Game (1957).

On pourra considérer que cette partie fantasmagorique du film, à base d’inserts, d’objets prenant leur autonomie, s’animant, flottant dans le noir, ont pour source les illusions d’optique et les récréations hallucinatoires du théâtre noir de Prague. Le clou du spectacle dans le spectacle étant l’apparition de Mlle Diana, la jeune femme de la parade (la photogénique comédienne débutante Emília Vášáryová) qui est trapéziste. Son chat magicien et tigré a à voir, naturellement, avec celui du "Cheshire" de Lewis Carroll.

Lorsqu’il regarde les gens, il révèle leur vraie nature, leur caractère : jaunes sont les arrivistes, violets, les traitres, gris les filous, rouges, les amoureux. La foule, polychrome, est prise de panique. C’est à travers le trompe-l’œil que se manifeste la vérité. Si le film n’est pas explicitement politique - pouvait-il être plus explicite dans la Tchécoslovaquie de 1963 ? -, il apporte un regard critique, usant de la petite lorgnette comme de la parabole pour montrer l’état du pays à travers le microcosme de Telč.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe

1. "Jasny avant Le Chat", à propos du Pèlerinage à la Vierge (1961) et de Touha (1958), Rencontre avec Vojtěch Jasný (1925-2019), Jeune Cinéma n°3-4, décembre 1964.

2. "Entretien avec Pierre Philippe. À propos du Un jour, un chat", Jeune Cinéma n°3-4, décembre 1964-janvier 1965.

3. Quand passent les cigognes (Letiat jouravli) de Mikhaïl Kalatozov (1957) a reçu la Palme d’or au Festival de Cannes 1958.

Un jour, un chat... (Az prijde kocour). Réal : Vojtech Jasný ; sc : V.J., Jirí Brdecka & Jan Werich ; ph : Jaroslav Kucera ; mont : Jan Chaloupek ; mu : Svatopluk Havelka. Int : Jan Werich, Emília Vásáryová, Vlastimil Brodský, Jirí Sovák, Vladimír Mensík, Jirina Bohdalová, Karel Effa, Karel Effa, Alena Kreuzmannová, Stella Zázvorková, Jaroslav Mares, Václav Babka (Tchécoslovaquie, 1963, 91 mn).