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Drôlesse (la) (1979)
de Jacques Doillon
publié le mercredi 23 mars 2022

par René Prédal
Jeune Cinéma n°120, été 1979

Sélection officielle en compétition au Festival de Cannes 1979

Sorties les mercredis 23 mai 1979 et 23 mars 2022


 


Enlevée par le jeune François, la petite Mado est séquestrée dans un grenier sordide, mais il n’y aura ni viol ni demande de rançon. Au-delà de cette très mince anecdote, La Drôlesse conte, selon Jacques Doillon, "la rencontre de deux laissés-pour-compte, de deux êtres fous de solitude : une fille de onze ans et un garçon de vingt ans que l’on a mis à l’écart. Petit à petit, les rapports entre les deux personnages vont se compliquer car le garçon joue mal son rôle de geôlier et la prisonnière sait vite comment s’échapper du grenier où il la retient enfermée, mais où elle reste cependant. Et chacun, difficilement, maladroitement, commence à donner à l’autre un peu de son immense amour".


 


 

Les deux premières scènes établissent en quelques secondes la solitude misérable de Mado : "Je n’aime pas ma mère", proclame-elle avec un air de bravade dans la classe où chacun compose un poème pour la fête des mères. Mais à l’image suivante, elle caresse le dos de la femme qui la rabroue durement.


 

Quant à François, "rejeté dans une marginalité solitaire et douloureuse", selon les mots de son interprète Claude Hébert, il survit par la vente de cartons et de bouteilles vides, se grisant de vitesse, écrasé sur le guidon de sa vieille mobylette, fragile et fébrile à la fois avec sa tendance à l’hystérie qui le soulève tout à coup au-dessus de la grise normalité.


 


 

Pour la première fois, Mado et François vivent chacun sous le regard bienveillant de l’autre, au lieu d’être en bute à l’hostilité de leurs proches. Le thème du regard sous-tend d’ailleurs de nombreuses scènes. C’est l’incroyable vidéo de contrôle bricolée à partir d’un moteur et d’un vieil appareil photographique, qui ne fonctionne pas, bien sûr, mais qu’importe puisque la victime croit que ça marche et modifie en conséquence sa manière d’être.


 

C’est aussi l’ouverture du grenier d’où les jeunes gens dominent le monde extérieur, et au travers duquel la mère risque un œil goguenard, mais qui sert essentiellement de "Sésame ouvre-toi" aux jeunes gens avec le rituel de la ficelle.
C’est que le monde du grenier est régi par des règles originales qui ne sont pas celles de la campagne environnante : ainsi, le faux loquet de bois qui ferme la porte... est accessible du dehors, et la targette qui sera posée ensuite peut sauter sur un simple coup d’épaule.


 


 

La dimension ludique est toujours présente dans leurs rapports et Mado joue à se cacher sous les cartons comme François à la kidnapper. Mais la petite fille assume plus volontiers cette part d’elle-même (elle joue au placard à soucis, à la dînette), tandis que le jeune homme vit toujours sous le regard hypothétique des adultes. Leur tendresse se partage elle aussi de manière inégale : plus active et directe, elle s’irrite souvent des pudeurs et des reculades de son compagnon.


 


 

Maîtres des règles qu’ils ont édictées, les jeunes gens se trouvent ainsi confrontés à leurs propres désirs. Le choix entre la dépendance et la liberté, entre la solitude ou la vie à deux, les mène à se mieux connaître et à réviser leurs relations avec les autres : "Faut que tu fasses un effort si tu veux qu’on continue" dit Mado à François, à qui elle reproche de ne pas être marrant et de la gourmander quelque peu parce qu’il croit "qu’il y a des fois où il faut faire le sévère, sinon on est rien du tout". Alors François le guérisseur de boutons écrit à Mado une poésie - une poésie "rigolote" dit-il - avant de mettre fin au jeu et de libérer la fillette, qui serait pourtant bien restée.


 


 

Film purement psychologique dans lequel la réalité environnante est moins importante que les personnages, La Drôlesse part d’une expression désignant quelqu’un qui a de drôles de manières de vivre, pour explorer le monde de l’enfance dans une atmosphère feutrée où il faut parler bas et bouger le moins possible afin de ne pas être entendu.
Alors que Madeleine Desdevises joue sur un registre naturaliste, Jacques Doillon pousse par ailleurs Claude Hébert vers le style un peu forcé des films français d’avant-guerre. Ainsi, étrangers l’un à l’autre, les deux personnages se différencient-ils au niveau même de leurs comportements. On sait combien la direction d’acteurs constitue un des ressorts fondamentaux de la mise en scène de Jacques Doillon. Chaque scène a nécessité une moyenne de 12 à 15 prises... avec même quelques pointes jusqu’à 25.


 

Chez le cinéaste, l’émotion naît de la vérité des êtres et non de l’artifice des mouvements d’appareil. Son style est sobre, rigoureux, attentif aux détails du quotidien, à la justesse des dialogues et des situations psychologiques limites, traduisant par quelque infime modification d’attitude les ruptures d’équilibre psychique qu’un regard moins chaleureux n’aurait sans doute pas même perçues. La reconstitution finale de l’enlèvement au cours de l’enquête policière présente d’ailleurs deux essais bien peu satisfaisants tentés pour rendre compte avec logique de ce qui s’est réellement passé. Or, l’échec de la représentation de ces rapports plus ou moins provoqués montre bien que les institutions sociales ne peuvent absolument pas coller à la réalité des êtres. Les événements sont inexplicables si l’on néglige la matière vivante qui les a fait naître.

René Prédal
Jeune Cinéma n°120, été 1979


La Drôlesse. Réal : Jacques Doillon ; sc : J.D. & Denis Ferraris ; ph : Philippe Rousselot ; mont : Laurent Quaglio ; cost : Mic Cheminal. Int : Madeleine Desdevises, Claude Hébert, Paulette Lahaye, Dominique Besnehard (France, 1979, 90 mn).



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