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Grappe, Élie (né en 1994) (e)
Entretien avec Gérard Camy
publié le mercredi 17 novembre 2021

Rencontre avec Élie Grappe
À propos de Olga (2021)

Jeune Cinéma n°410-411, septembre 2021


 


Jeune Cinéma : La gymnastique n’est pas un sport très cinématographique par rapport au football ou même au surf. Pourquoi avoir choisi une gymnaste comme héroïne ?

Élie Grappe : J’ai une formation de musique au conservatoire national de Lyon et de réalisation cinéma à l’École cantonale d’art de Lausanne. Dans le cadre de ces études j’ai réalisé deux courts métrages et un documentaire liés à la musique et à la danse. Pour ce premier long métrage de fiction que j’ai écrit avec la scénariste Raphaëlle Desplechin, j’ai choisi la gymnastique car c’est la continuation de mon travail sur les conservatoires et sur la danse, c’est-à-dire sur l’exigence que de très jeunes personnes peuvent s’imposer à elles-mêmes pour vivre leur passion. Et quand j’ai assisté à des entrainements de gymnastique, j’ai été impressionné par les mouvements et les sons qui occupent tout l’espace. Ça m’a tout de suite donné envie de filmer. C’est un sport qui est extrêmement cinégénique. Et puis ces corps si jeunes et déjà tellement marqués par leur pratique ne sont pas si souvent que cela représentés au cinéma.


 


 

J.C. : C’est le premier rôle d’Anastasia Budiashkina. Comment l’avez-vous découverte ?

É.G. : En fait, c’est une gymnaste de très haut niveau qui n’avait jamais fait de cinéma avant. Je l’ai rencontré en allant au Centre olympique de Kiev, très tôt, au moment de l’écriture. Je l’ai tout de suite remarquée. En fait, c’était celle qui ne se retournait pas vers nous. Elle était énervée de ne pas réussir un mouvement et ne nous regardait absolument pas, tout à ses répétitions inlassables pour réaliser ce qu’elle voulait. Toutefois, elle est doublée sur les figures les plus difficiles comme les doubles saltos et deux ou trois autres mouvements mais finalement c’est très peu.


 


 

J.C. : Quelle a été votre réflexion lorsqu’il a fallu filmer la gymnastique ?

É.G. : J’ai fait la résidence Emergence en 2018, c’est une résidence qui nous permet de tourner une scène du film, nous pouvons ainsi tester notre dispositif autour du sport. Il fallait que les séquences de fiction s’adaptent au rythme de l’entraînement. On ne peut pas faire la même chose que sur un tournage normal. Quand on filme un sport de haut niveau, il faut s’adapter aux règles et au rythme interne des sportifs. Et bien sûr, pas question de filmer le sport comme à la télévision. La fiction autour du sport implique un équilibre particulier. Il fallait vraiment que la caméra soit dans cette recherche d’équilibre et de légèreté, pour être totalement sur le point de vue d’Olga, dans son vertige, sa violence, la violence des chocs aussi. Il fallait que la caméra fasse ressentir son rapport sensible à la gymnastique.


 


 

Toutefois, pour maintenir la tension chez les spectateurs, il me fallait détourner la répétition incessante des mouvements que les gymnastes font à l’entraînement. Pour cela, je me suis inspiré de la musique sérielle qui m’a profondément marqué à travers mes études. Je viens de la musique classique, j’ai étudié la trompette pendant dix ans au conservatoire avant mes études de cinéma et je sais qu’une des choses qui m’a touché dans la gymnastique, c’est le recommencement continuel du même mouvement qui donne aux sons qui l’accompagne les allures d’une rengaine. C’est un langage à part entière qui se ressent comme de la musique sérielle qui recommence encore et encore, comme les gymnastes sur leurs agrès. Et du dehors, tu ne sais pas très bien si ce sont des sons de guerre ou d’autre chose. C’est donc à travers les sons que nous avons voulu appréhender la gymnastique, provoquant ainsi une vraie tension. Depuis mon court métrage de diplôme de fin d’études à l’ECAL qui était sur l’histoire d’un danseur qui se blessait le matin même de l’examen en répétant et qui fait croire à tout le monde que tout va bien, j’ai une relation très étroite et privilégiée avec Lucie Baudinot, ma chef opératrice. Le principe que l’on avait posé, était de filmer la danse classique comme un combat de boxe, comme s’il était en combat contre lui-même. La caméra devait donc jouer cette partition presque comme dans un film de genre sportif décalé dans l’univers de la danse classique. Pour Olga nous avons repris le même principe.


 


 

J.C. : L’originalité du film tient aussi dans le rapport que vous établissez entre deux violences, celle des manifestations pro-européennes de la place Maïdan à Kiev en novembre 2013 et celle des entraînements dans le gymnase ?

É.G. : Les violences de la place Maiden et du gymnase semblent se recouper et pourtant ce sont des violences très différentes qui n’ont pas le même degré. Elles ne sont donc pas comparables mais en même temps par le son, il y a une connexion entre les entraînements qu’on vit avec Olga de façon très premier degré et les images d’archives qui sont à la fois réelles et étranges, pixellisées, floues qui confrontent la fiction et finalement, c’est insupportable que ces deux éléments soient liés comme d’ailleurs pour Olga. À partir du moment où la révolution arrive, elle ne peut plus vivre ses entrainements sans que, d’une façon ou d’une autre, elle ne soit, et nous avec, en train de penser à la révolution. Il y a une espèce de connexion à la fois esthétique, sonore et même en termes de mouvement des corps même si comme je le disais ce n’est pas comparable. Mais on ne peut pas s’empêcher d’y penser. Et cela je l’ai voulu comme une tension.


 

J.C. : Autour d’Olga, plusieurs personnages gravitent à commencer par la mère, journaliste totalement emportée par la révolution en marche ?

É.G. : C’était important pour moi de développer plusieurs personnages, et en particulier la mère et la fille qui ont chacune des engagements très particuliers, à des endroits très différents. Chacune est passionnée par ce qu’elle fait. Et c’est pour cela entre autres que l’on ne peut pas s’empêcher de penser à la révolution dès lors que nous sommes dans les séquences de gymnastique. On sait que le personnage de la mère est dans un engagement tout aussi profond mais à un tout autre endroit, celui du politique.

J.C. : Et puis, il y a aussi la copine, le coach, l’équipe...

É.G. : Montrer un coach qui soit dur qui pousse les filles dans des retranchements c’est vraiment important dans une histoire qui veut dénoncer, comme Slalom de Charlène Favier, (1) par exemple. Pour ma part, je n’avais pas envie de me placer dans cette ligne, car ce qui m’intéresse avant tout, c’est la passion de ces adolescentes et je veux croire qu’elle n’est pas seulement liée aux fantasmes des adultes qu’ils soient parents ou coach. Le coach de l’équipe suisse dans le film est le vrai coach de l’équipe nationale suisse de gymnastique (Jérome Martin) et la capitaine, c’est une vraie joueuse de l’équipe nationale comme Zoé (Théa Brogli,) celle avec laquelle elle se dispute.


 


 

En fait, dans le film, il y a quatre filles de l’équipe suisse : Caterina Barloggio, Théa Brogli, Jessica Diacci, Stefanie Siegenthaler et aucune n’avait fait du cinéma. Mais c’était impossible de faire sans elles. Elles me racontaient leur sport, les relations difficiles à la fois de concurrence, d’amitié, de tension, d’équipe. C’était passionnant et très précieux mais ce qui me touchait le plus c’était cet équilibre et cette maturité qu’apporte la volonté de réussite de chacune, finalement entièrement tournée vers l’équipe, faisant fi des querelles qui ont pu les opposer. Elles regardent toutes dans la même direction.
C’était important pour moi qu’Olga reste copine avec son amie et équipière dans l’équipe d’Ukraine qu’elle retrouve dans la compétition alors qu’elle est avec l’équipe de suisse. En fait, la politique les rattrape et elles ne peuvent pas échapper au contexte social et politique de leur pays. Mais entre elles il n’y a jamais de concurrence. Elles ont toujours été partenaires et pour elles l’amitié dépasse la notion d’équipe, de pays. En contrepoint, leur rapport avec Sacha, un coach qui choisira la Russie, est très différent. Aucun pardon n’est possible car ici, la politique gagne sur le sport ce qui n’est pas le cas dans leurs relations.

J.C. : Comment avez-vous tourné la dernière séquence des championnats de Stuttgart ?

É.G. : Le film a été arrêté à cause du covid deux jours avant le début d’un championnat dans lequel nous devions tourner les scènes prévues de la compétition. C’était un championnat mondial dans une arène magnifique à Stuttgart. On avait prévu deux équipes. La première devait tourner durant la journée notamment des images documentaires sur le parterre et des pelures qui nous permettaient de remplir le stade avec de vrais spectateurs. La seconde, avec moi, devait tourner pendant la nuit avec les comédiennes et les infrastructures de l’arène. Tout ça est tombé à l’eau et le directeur de production et le producteur suisse ont eu une idée assez fabuleuse qui était de proposer à Stuttgart de refaire le championnat qu’il n’avait pas pu faire, perdant beaucoup d’argent, dans le cadre du tournage du film, sans les spectateurs puisque nous étions encore dans l’interdiction d’accueillir du public. C’était beaucoup plus confortable car nous tournions en journée dans une arène dont nous étions maître de la direction artistique. On a eu une latitude bien plus grande que si nous avions tourné pendant le vrai championnat. Il y avait une cinquantaine de figurants sur le parterre et personne dans les gradins. Et ensuite, une société d’effets spéciaux a créé, en rotoscopie, 5000 personnes dans les gradins. La Fédération française de gymnastique nous a prêté quelques images d’archives d’un autre championnat que nous avons incluses dans le montage final. Enfin, nous avons fait un énorme travail sonore et musical. C’est le vrai speaker des championnats qui fait la voix des annonces que j’ai écrits dans le scénario, renforçant ainsi l’atmosphère réaliste de notre championnat réinventé.


 

J.C. : Considérez-vous le film de sport comme un genre à part entière ?

É.G. : J’ai vu plusieurs films de sports et certains m’ont marqué comme Foxcatcher de Bennett Miller (2) qui est un film sublime qui me parle beaucoup car il parle de solitude et d’identité. Mais le film de sport n’existe que parce qu’il est confronté à une autre réalité qui est politique ou sociale. Un film de sport ne fonctionne que parce qu’en face il y a quelque chose qui entre en collision avec lui. Le problème du film de sport, c’est quand le sport reste au centre de la narration c’est-à-dire quand l’objectif du personnage n’est que sportif. On rentre alors dans quelque chose de très programmatique. Pour moi la réussite sportive doit rester très ambigüe. Mon héroïne vit pour et par la gymnastique et c’est un choix, mais sa réussite doit être en contradiction avec ce qui se passe alors en Ukraine. Il fallait que la réussite soit cruelle. Et c’est là où le film de sport devient passionnant.

Propos recueillis par Gérard Camy
Cannes, 10 juillet 2021

1. Slalom de Charlène Favier (2019).

2. Foxcatcher de Bennett Miller (2014).


Olga. Réal, sc : Élie Grappe ; sc : Raphaëlle Desplechin ; ph : Lucie Baudinaud ; mont : Suzana Pedro Int : Nastia Budiashkina, Thea Brogli, Sabrina Rubtsova, Caterina Barloggio, Jérôme Martin (France-Suisse, 2021, 85 mn).



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