home > Thématiques > Société(s) > La guerre d’Algérie à l’écran
La guerre d’Algérie à l’écran
Sur trois films des années 1980
publié le samedi 29 novembre 2014

De l’insoumission à l’insoumise, la guerre d’Algérie à l’écran

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°166, avril 1985


 


Le cinéma français n’a jamais été très à l’aise avec la guerre d’Algérie, sujet brûlant puis gênant. Entre l’époque où il était impossible de l’aborder - celle où il fallait lire entre les métaphores - Thaumatopea de Robert Enrico (1960) - et les allusions - Adieu Philippine de Jacques Rozier (1962) - et l’époque où il devenait de mauvais goût d’y revenir - voir l’insuccès de Muriel de Alain Resnais (1963) -, le cinéma officiel, en bon sismographe du sentiment profond, a soigneusement refoulé tout ce qui pouvait venir troubler un consensus basé sur l’oubli. Qu’il ait fallu onze ans pour tourner R.A.S. de Yves Boisset (1973) et quinze ans pour adapter le livre de Henri Alleg, La Question, par Laurent Heynemann (1976) est un signe évident de cette volonté d’occultation. Mais ceci est de l’histoire bien ancienne. On pouvait penser que le mécanisme de prescription mentale allait jouer de plus en plus et que le souvenir de l’Algérie irait s’amenuisant - tant dans le vécu quotidien que dans ses matérialisations cinématographiques.


 

Il est donc assez étonnant de constater comment, cinq lustres bientôt après la fin de la "pacification", la guerre d’Algérie refait surface dans le conscient collectif. Les troubles néo-calédoniens évoquent pour les anciens les prémisses de 1954, Libération ressort à grand fracas, comme s’il ne s’agissait pas d’un secret de Polichinelle reconnu dès 1962, les quelques excès de zèle qui encombrent l’armoire aux souvenirs d’un député européen, la présence d’un membre du gouvernement à la célébration du trentenaire de l’insurrection fait monter au créneau les nostalgiques du baroud. Tout se passe comme si un vieux chancre inguérissable n’en finissait pas de démanger la France des profondeurs. Inutile d’essayer d’en chercher sur les écrans un écho immédiat : à considérer la lourdeur de la mécanique, il faudra bien cinq ans pour voir l’effet Le Pen convenablement abordé par le cinéma. Laissons de côté les productions comme Train d’enfer de Roger Hanin (1985), ou Urgence de Gilles Béhat (1985) qui par l’épaisseur de la caricature de l’extrême-droite qu’elles proposent en accentuent l’impression d’improbabilité, ce qui constitue une erreur stratégique. Il n’empêche : à travers quelques films, pas tous influencés par le regard médiatique ébloui que certains milieux lancent sur la charnière 1950-1960, transparaît une certaine façon d’évoquer l’Algérie. On ne parle pas ici du cinéma sur le mode ganache, type L’Honneur d’un capitaine (1982) du comique-troupier Pierre Schoendorffer, mais d’un cinéma plus personnel, qui inclut dans sa fiction les retombées individuelles de la guerre.


 

Trois films, ces derniers mois, ont ainsi tenté d’intégrer à leur discours particulier la dimension collective de l’évènement. Avec des procédés - et des degrés de réussite - différents : simple manière de dater le film dans Souvenirs, souvenirs de Ariel Zeitoun (1984), utilisation contrapuntique d’un fait précis qui sert de révélateur au personnage principal dans Louise l’insoumise de Charlotte Silvera (1985), ou fiction y puisant totalement son articulation pour Liberté la nuit de Philippe Garrel (1983). La conjonction est d’autant plus étonnante que les trois réalisateurs sont d’une génération qui n’a jamais été directement impliquée dans la guerre. À l’époque de la Bataille d’Alger, l’une entrait à l’école maternelle, les autres quittaient à peine le primaire. Il n’est certes pas nécessaire d’avoir vécu un événement pour avoir le droit de le retranscrire, mais la guerre d’Algérie est un épisode trop particulier de notre passé proche pour être abordée innocemment. On peut jouer avec les années quarante pour monter un coup - type Palace de Édouard Molinaro (1984), ou Le Grand Carnaval de Alexandre Arcady (1983) -, mais l’attrait commercial des derniers soubresauts de l’Empire français demande à être vérifié. Sur les raisons qui ont déterminé un tel choix, on ne peut donc que conjecturer, en fonction de l’honnêteté que l’on prête ou non à chaque auteur. Disons que Ariel Zeitoun a été conduit par son propos latent - profiter de la fascination pour le début des sixties qui a engoué récemment le micro-monde parisien - à évoquer l’Algérie, parce qu’au même titre que les scooters, les pantalons à feu de plancher et les nuques bien dégagées, elle faisait partie de l’époque. Manifestement, il n’a rien d’autre à en dire : Christophe Malavoy revient de là-bas et c’est tout. On a déjà écrit le peu de bien qu’on pensait du film, mais, paradoxalement, il faut reconnaître que dans cette manière de ne pas traiter le problème, d’en faire une absence présente, Souvenirs, souvenirs ressemble vraiment à un produit des années 60.


 


 

Le cinéma français était alors partagé entre le non-dit et l’indicible - ou bien l’on ne parlait pas de la guerre parce qu’on s’en tamponnait, ou bien, si l’on essayait d’en parler, on n’osait rien en dire par pudeur, honte ou autocensure. Dans Adieu Philippine, film emblématique de la période, l’ombre de l’Algérie planait en permanence sans qu’elle soit jamais nommée, et Pierre Frag, de retour après vingt-sept mois, ne pouvait rien raconter. C’est là sans doute le seul aspect juste du film de Ariel Zeitoun - encore faudrait-il être certain qu’il l’ait consciemment voulu...


 


 

Le problème se présente d’une façon différente avec Philippe Garrel. Son cinéma de la raréfaction a bien peu souvent éveillé cette sensation d’aigrette de vent sur les tempes chères à André Breton, mais plutôt un ennui aussi impérieux que la solitude de son auteur est élevée. M’enfin, depuis vingt ans, Philippe Garrel existe, comme Jean-Marie Straub ou Chantal Ackerman, et il faut bien faire avec. De la part d’un tel cinéaste de l’intemporel, on pouvait, au vu du sujet, tout craindre.. Par exemple, la guerre d’Algérie utilisée comme matériau "pohétique" pour exercice de style comateux. Curieusement, il s’en sort avec les honneurs, et réalise sans doute là son meilleur film depuis Anémone (1968). D’abord, parce que, pour la première fois chez lui, le scénario ne tient pas sur une pochette d’allumettes, et ensuite parce son habituel maniérisme a laissé la place à une simplicité carrément austère : sur un thème probablement jamais abordé dans le cinéma officiel - les réseaux français de soutien aux nationalistes algériens (1) - Philippe Garrel a évité les pièges d’un "engagement" qui, à vingt-cinq ans de distance, ne signifierait plus grand chose, et d’une reconstitution précise de l’époque. Là où la taxidermie zeitounienne tue l’éventuelle émotion, la photo noir et blanc très sale de Liberté la nuit, les quelques silhouettes hors d’âge qui la traversent, le background précisément insituable atteignent une intensité inversement proportionnelle à la pauvreté des moyens mis en œuvre.


 


 

Échappant à toute vision a posteriori romantique de la révolution - les réseaux Jeanson et Jeune Résistance étaient tout, sauf romantiques - Philippe Garrel recrée le quotidien grisâtre de l’époque, l’angoisse diffuse des rencontres clandestines dans les petits matins banlieusards, sans non plus jouer !e symbolisme de l’universel : ce n’est pas n’importe quelle résistance dans n’importe quel pays, mais la France en 1961-1962. On peut chipoter sur certains détails, sur Christine Boisson, aussi belle mais moins convaincante que d’habitude, sur l’incrédibilité de ces tueurs O.A.S. en tenue de combat, tous galons déployés, sur la "Unhappy-end" un peu trop romantique, elle. Mais Maurice Garrel est extraordinaire -comme toujours, comme il l’était déjà dans Drôle de jeu, de Pierre Kast & Jean-Daniel Pollet (1967) et dans Adieu Philippine (tiens, la boucle est bouclée).


 

C’est une même chronique de ces années de plomb que nous offre Charlotte Silvera, avec Louise... l’insoumise, mais qui, considérée sous un angle différent, est complémentaire. La guerre n’apparaît plus comme le lieu d’une prise de conscience nécessaire et d’un engagement total, mais comme un phénomène lointain dont la seule existence est télévisuelle.
Nous ne sommes plus parmi les acteurs, mais parmi les "agis", ces "voyageurs de l’impériale" qui traversent une époque sans la reconnaître, simplement cahotés au gré des accidents de l’histoire. Aussi la guerre en tant que telle n’est-elle pas le sujet du film, mais elle est là, toujours présente, au fil des journaux télévisés que la famille de Louise ingurgite, comme elle ingurgite Dalida ou Guy Lux, au hasard des conversations de cours de récréation sur l’absence des grands frères, au long des slogans peints sur les murs, aujourd’hui aussi exotiques que "Libérez Henri Martin ou "Ridgway la peste" - toujours présente et lointaine, déroulant une fiction parallèle à la fiction du film et qui n’aurait nul autre intérêt que de dater l’époque si brusquement elle n’intervenait dans l’imaginaire de Louise, justifiant et cristallisant la révolte qui couvait en elle. Révolte sur deux fronts, le familial et le religieux, qui dans son cas n’en font qu’un.


 

Précisons le décor. Une famille juive a quitté la Tunisie pour échouer dans une HLM de la banlieue parisienne, en emportant dans ses bagages toutes les valeurs qui fondent une identité - pratiques religieuses rigoureusement observées, refus d’une intégration impliquant un métissage culturel. Elle survit dans une autarcie peureuse régie par quelques impératifs : on mange casher, on obéit à ses parents, on travaille bien à l’école, on ne parle pas aux étrangers (ici, les Français), on n’écoute pas la radio.


 

L’excellent Y’a tellement de pays pour aller (2) avait l’an dernier évoqué ce problème du déracinement et de l’adaptation des Juifs tunisiens à Sarcelles. Mais la famille ne recherche même pas ici le soutien de la Diaspora : à peine quelques contacts familiaux, aucune ouverture sur une société qu’on refuse - sans d’ailleurs jamais évoquer l’ancienne. Louise, onze ans, est la seule des trois filles à ressentir comme un drame l’écartèlement, à vouloir secouer le huis-clos imposé, entre les réprimandes à coups de bâton et la prière du Shabat, à ne pas se contenter du monde étriqué qu’on lui autorise, alors qu’elle sent battre derrière la lucarne bleuâtre du téléviseur constamment allumé tout un monde réel autrement fascinant. Un monde où l’on voit des femmes s’évader de prison.
On a oublié le scandale qu’a représenté, le 25 février 1961, l’évasion de la Petite Roquette des femmes du réseau Jeanson incarcérées pour aide au FLN. (3) Des hommes qui trahissent leur patrie sont à la rigueur des intellectuels égarés, des femmes qui agissent de même sont assurément des salopes, "en extase devant le sadisme musulman" (4). Mais en plus s’évader ! Alors que, comme le rappellent Hervé Hamon et Patrick Rotman, "les femmes ne s’évadent jamais" (op. cit., chap 21). Il y avait là une provocation démesurée, que la France profonde du moment a du mal à digérer. Et c’est un bien belle idée qu’a eue Charlotte Silvera de réunir ces deux itinéraires individuel et collectif.
Car Louise découvre brutalement que rien n’est joué, qu’on peut être femme, et juive, ou française, ou arabe, et rompre avec les conditions de vie et les modes de pensée imposés par sa tribu. Puisque des femmes ont osé - et des femmes doublement maudites, puisque françaises et alliées aux Arabes -, tout est possible. En s’identifiant à ces insoumises (5) qui incarnent sa volonté de fuite, elle franchit un pas décisif, celui de la découverte d’une liberté immédiate - elle se goinfre de nourriture non casher, rêve la mort de ses parents, refuse désormais de plier devant les interdits.


 

Échappant aux criailleries maternelles, sa longue course finale, comme portée par des semelles de vent, est le début d’une autre histoire. Laquelle ? Interrogée, l’auteure avoue ne pas le savoir, assurant qu’elle s’est fixée plus sur la peinture d’un éveil que sur la possible succession des métamorphoses de son personnage. Louise grandit, aux frontières de la délinquance ? Pourquoi pas - mais ceci est un autre problème.
Si on insiste sur l’aspect "politique" du film, c’est parce qu’il apparaît d’une rare subtilité dans la mise en œuvre de la perspective choisie, celle de l’affleurement de deux réalités. Mais Louise... l’insoumise ne peut se réduire à cette seule dimension. Il faudrait parler de la manière dont Charlotte Silvera a su restituer physiquement le formidable éteignoir familial - robes de maison, tricots de peau et odeurs de cuisine -, de la façon dont Louise vit sa différence religieuse, de la complicité sororale, montrée comme rarement, de la justesse d’observation des comportements scolaires, - toutes choses pas toujours simples à faire vivre.


 


 

Serait-ce à dire que tout est parfait dans ce premier film d’une inconnue ? Non heureusement. un premier film parfait est un sacré boulet à traîner. Quelques gaucheries subsistent et, pour qui est attentif à la musique secrète d’un film, à cette harmonie tonale qui régit les déplacements et les dialogues, quelques dissonances transparaissent - essentiellement dans le décalage parfois apparent entre le "jeu" des adultes et le naturel merveilleusement capté des gamines. Mais la mère juive abusive n’est pas un rôle très fréquenté dans le cinéma français. Myriam Stern (Louise) est étonnante, et c’est elle qui porte le film.


 

Trois films, trois approches des "événements" algériens, trois techniques de reconstitution, entre superficialité de l’un, le quasi-onirisme de l’autre et la précision attentive, sans excès ni génie, de la dernière, il n’est pas besoin de choisir qui a le mieux revisité l’époque. On sait bien qu’aucun film, aussi soigné soit-il, ne nous restituera jamais la saveur des années enfuies (6). Inutile donc, après tout, de jauger ces résultats à l’aune de nos souvenirs et de nos cicatrices intérieures. Quant aux interrogations implicites du début - Pourquoi ont-ils choisi ces moments ? Qu’est ce qui se cache derrière cet intérêt ? - elles étaient de pure forme, sans nul désir d’être éclaircies. On sait bien que le cinéma ne sert pas à donner des réponses, mais à poser des questions. Contentons-nous de constater que la façon dont ils évoquent la guerre d’Algérie est émouvante, et plausible.
On aimerait que le mois de mai parisien d’il y a bientôt dix-sept ans soit un jour abordé avec les mêmes précautions et la même lucidité. Il doit bien exister quelque part un paradoxe borgésien qui dit que l’histoire n’est là que pour inspirer des œuvres littéraires - pourquoi pas des films ?

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°166, avril 1985

* Cf. aussi Filmographie Guerre d’Algérie.

1. Hervé Hamon & Patrick Rotman, Les Porteurs de valises, Paris, Albin Michel, 1979.

2. Y’a tellement de pays pour aller de Jean Bigiaoui, Claude Hagege & Jacques Sansoulh (1983).

3. Dans la nuit du 23 au 24 février 1961, six détenues de la prison de la Petite-Roquette se sont évadées : Micheline Pouteau, Hélène Cuenat et Joséphine Carré (condamnées lors du procès du réseau Jeanson, le 1er octobre 1960), ainsi que les Algériennes Fatima Hamoud et Zina Haraigne, et l’Égyptienne Eliane Rossario.
L’épisode est évoqué dans le n°spécial consacré à Andrée Tournès.
Micheline Pouteau était une collaboratrice de Jeune Cinéma, cf. par exemple, en ligne, son article sur If de Lindsay Anderson (1968).

4. Carrefour du 12 octobre 1960. La revue Carrefour (1944-1986), née dans la Résistance avec des signatures prestigieuses, est devenue un soutien de l’OAS et de l’Algérie française sous la Ve République.

5. On peut regretter en passant la paronomase maladroite du titre - choisi sans doute pour ne pas doublonner avec Louise, le vieux film de Abel Gance de 1939 - mais en fait la référence à l’insoumission marque bien l’époque.

6. Le plus beau livre de Georges Perec n’est-il pas son Je me souviens (1978) qui jouait en même temps sur l’irrévocabilité et sur la persistance ?


* Souvenirs, souvenirs. Réal : Ariel Zeitoun, assisté de Régis Wargnier & Bruno François-Boucher ; sc : A.Z. & Daniel Saint-Hamont ; ph : Bruno de Keyzer ; mont : Geneviève Winding ; mu : Cyril Assous & Jean-Paul Dréau ; cost : Mic Cheminal. Int : Christophe Malavoy, Gabrielle Lazure, Philippe Noiret, Annie Girardot, Jean Benguigui, Pierre-Loup Rajot, Marlène Jobert, Claude Brasseur, Paul Blain, Philippe Geoffray, Jean-Claude Dauphin, Philippe Laudenbach, Michel Creton, Fabienne Babe, Sophie Carle, Régis Wargnier, Pascal Héni, Catherine Jacob, Jean-Noël Brouté, Thomas Badek, Xavier Durringer (France, 1984, 123 mn).

* Liberté, la nuit. Réal, sc : Philippe Garrel ; ph : Pascal Laperrousaz ; mont : Ph.G. & Dominique Auvray ; mu : Faton Cahen. Int : Emmanuelle Riva, Maurice Garrel, Christine Boisson, László Szabó, Brigitte Sy, Pierre Forest, Gérard Demond, Barthelemy Teillaud, Muriel Oger, Raymond Portalier, Joël Barbouth, Habib Laidi, Mohamed Fellag, Salah Teskouk, Julien Sarfati (France, 1983, 82 mn).

* Louise... l’insoumise. Réal : Charlotte Silvera ; sc : Ch.S. & Josée Constantin ; ph : Dominique Le Rigoleur ; mont : Geneviève Louveau ; mu : Jean-Marie Sénia ; déc : Sylvain Chauvelot & Jérôme Clément. Int : Catherine Rouvel, Roland Bertin, Marie-Christine Barrault, Myriam Stern, Joëlle Tami, Deborah Cohen, Lucia Bensasson, Dominique Bernard (France, 1984, 100 min).



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts