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Doillon, Jacques (né en 1944) (e)
Entretien avec René Prédal
publié le mercredi 24 janvier 2018

Rencontre avec Jacques Doillon
Jeune Cinéma n°284, septembre 2003


 


D’une très longue conversation avec Jacques Doillon, relative à notre travail monographique concernant l’ensemble de son œuvre*, nous avons retenu ici ses réflexions sur certains points des plus caractéristiques de son style : sens du dialogue, direction d’acteurs, mouvements d’appareil, économie du tournage, tension, montage financier.

R.P.


 


Le tandem producteur-réalisateur

 

Jeune Cinéma : Éric Rohmer et sa petite entreprise personnelle à l’intérieur des Films du Losange, Jacques Rivette toujours produit par Martine Marignac, ou Maurice Pialat longtemps suivi par Daniel Toscan du Plantier semblent apporter la preuve de l’intérêt d’un couple producteur-réalisateur fonctionnant sur la durée pour coproduire avec la propre petite structure de l’auteur (les films du Carrosse de François Truffaut, Ciné-Tamaris d’Agnès Varda ou, vous, Lola Films). Pour votre part, vous avez croisé Claude Berri en début de carrière, La Guéville pour trois films, ou Marin Karmitz deux fois, mais sans jamais vous attacher, sinon avec Alain Sarde qui a produit sept de vos films…

Jacques Doillon : Ça a toujours été le problème avec moi. Dès la sortie des Doigts dans la tête, en 1974, un producteur américain de la chaîne NBC m’a proposé un contrat de dix ans. J’aurais tourné ce que je voulais, en France, et NBC diffusait et vendait à d’autres réseaux télévisés. Mais après avoir été séduit sur le moment, j’ai reculé et finalement refusé. Au milieu des années 80, je revois Claude Berri pour lui proposer l’histoire d’un enfant qui mourait à la fin. C’était en fait une amorce de synopsis qui annonçait Ponette, en 1996. Il est content que je revienne le voir, dix ans après Un sac de billes (1975) qu’il avait produit, il accepte mon scénario et me propose tout de suite un contrat de quatre ou cinq films. Mais il fallait faire comme François Truffaut, c’est-à-dire alterner les petits films très personnels avec peu d’argent et ceux, commercialement plus ambitieux avec de gros budgets. Pour ces derniers, il aurait fallu y penser tous les deux ensemble afin que ce soient des films plus ouverts qui aillent chercher les spectateurs. C’était financièrement très alléchant et, sur le moment, j’étais presque prêt à me dire, qu’après tout, je m’étais assez bien entendu avec lui sur Un sac de billes et que ça pourrait peut-être recommencer, mais finalement j’ai repoussé la décision, je me suis défilé… et il n’a même pas produit le scénario pour lequel j’étais venu le voir.
Ça a recommencé beaucoup plus récemment avec MK2. Je sortais des sept films avec Alain Sarde et, en 1999, je propose Petits frères à Marin Karmitz, lui aussi content de me voir revenir, plus de douze ans après La Tentation d’Isabelle (1985). Et il veut également qu’on en fasse trois. Je réalise donc, en 1998, Petits frères avec le minuscule budget prévu, et c’est pour le producteur une opération bénéficiaire. Il me demande donc ce que je peux lui proposer. Mais là, pendant six mois, je lui fais successivement plusieurs suggestions dont aucune ne lui convient. Alors, après dix à douze mois, je suis obligé de lui dire d’oublier le contrat qui me convenait financièrement puisque tout ce que, moi, je voulais faire n’obtenait jamais son accord. Je me sentais lié, mais empêché de travailler. J’ai donc préféré reprendre ma liberté créatrice, écrire d’abord et ensuite chercher à me faire produire.
Mais je me rends bien compte de comment, chaque fois, je me défile face à des contrats-contraintes de ce genre qui pèsent sur moi. Cette crainte de manquer de liberté me marginalise davantage, mais, en même temps, j’ai moins peur d’être marginalisé que de rentrer dans un système où tout à coup, je ferais des films qui me conviendraient mal. Au début du tournage du Sac de billes, j’ai senti que le boulet passait très près de mon visage. Certes, après, je crois que j’ai réussi à reprendre un peu la maîtrise de ce film-là, et je pense que la fin du film est en effet meilleure que le début.


 

Moi, il y a deux choses sur lesquelles je ne peux transiger, c’est le temps nécessaire au casting et la quantité de pellicule me permettant de faire de très nombreuses prises. Pour le reste, je suis très arrangeant. Mais si on m’avait dit pour Ponette  : voilà, tu as trois mois pour trouver l’enfant et après on tourne, je n’aurais pas fait le film. Car on ne peut pas tourner si l’on n’est pas absolument certain qu’on a vraiment trouvé l’enfant qu’il faut pour ce film-là. Et cela peut se faire vite ou non. Or justement, avec Claude Berri, on avait commencé dans les années 80 un casting pour l’enfant et, au bout de deux mois, j’avais vu 1 000 à 1 500 enfants à Londres et Paris, sans avoir le sentiment de l’avoir trouvé. Claude Berri est toujours pressé et il voulait me faire signer pour plusieurs films à venir alors qu’on n’avait pas encore trouvé l’interprète du premier… Ça n’allait pas, mais je reconnais qu’il y a beaucoup de ma faute : à la fois je cherche quelqu’un sur qui m’appuyer, et puis quand je l’ai, je me pose des questions. Si j’ai pu faire sept films avec Alain Sarde, c’est qu’on n’a jamais signé deux films en même temps. Chaque fois il y a eu un contrat, puis, le film fini, on en a décidé un autre, et ainsi de suite sans jamais avoir d’engagements globaux à longs termes. Je suis certain que s’il m’avait dit : voilà, on va faire sept films en sept ans, je me serais enfui en courant.


 

Le dialogue et le théâtre

J’essaie de démarquer au maximum mes dialogues du style littéraire, "écrit", sans pour autant tomber dans un baragouinage soi-disant populaire. Ce que je n’aime pas, ce sont les dialogues quasiment impossibles à dire que l’on trouve dans la grande majorité des romans contemporains. Très peu de gens dans la littérature française d’aujourd’hui écrivent en effet des textes tels que ceux que les Anglo-saxons savent écrire. Une traduction de William Faulkner a un sens comme dialogue qui peut se dire. Marguerite Duras aussi d’ailleurs, mais la plupart des écrivains publiés, disons, chez Gallimard ou aux éditions de Minuit, quand ils mettent deux points pour faire parler des personnages, il est très difficile d’en faire un dialogue de cinéma, qu’on le dise à haute voix ou qu’on le murmure. Ça sonne assez mal.


 

Moi, je tiens à ce que ça sonne juste : ce qu’on entend dans Le Petit Criminel (1990), ce ne sont pas des mots et des phrases que l’on trouverait dans la littérature. La seule fois où l’on pourrait dire qu’il y a un peu de littérature là-dedans c’est pour Germaine et Benjamin (1). On s’est en effet posé la question avec Jean-François Goyet de savoir comment parlaient ces gens au 18e siècle. Nous n’avons aucun témoignage. Comme on a leurs écrits et qu’ils écrivaient cinq à six heures par jour, on s’est dit : tenons le pari que ces gens qui écrivaient des journaux intimes, une correspondance énorme, et en plus des romans, parlaient en gros comme ils écrivaient. De toutes manières, l’écart, on ne le connaîtra jamais.
Mais, pour tous mes autres films, j’essaie - et c’est un travail difficile - de faire attention à ce que, s’il y a trois ou quatre personnages, on puisse en lisant une réplique dans le scénario reconnaître immédiatement qu’elle est celle de tel rôle et pas d’un autre. Trop souvent il me semble que, dans les films, tout le monde parle de la même manière, c’est-à-dire comme le scénariste. Moi, je veux faire autrement. Je ne dis pas que j’y arrive toujours, mais je fais cet effort. Je n’ai donc pas du tout le sentiment de travailler une matière littéraire. Je recherche la justesse du mot (à l’écriture), puis du ton de l’acteur. Certains critiques croient trouver dans mes dialogues un goût du faux et me louent pour cette distance littéraire qu’ils perçoivent… Or moi, je ne comprends pas du tout ce qu’ils veulent signifier par là. Peut-être pourrait-on dire ça de certains de mes dialogues ratés, mais ce n’est pas une recherche, dans ce cas, la réplique n’est pas littéraire, elle est mauvaise, ou mal dite. En tout cas, quelque chose ne va pas. Sans doute est-il davantage possible de parler de dialogues littéraires chez Éric Rohmer, encore que je trouve qu’il adapte assez bien, aux actrices choisies, des choses entendues ou qu’il leur a prises, et ce n’est finalement pas si littéraire, puisque venu précisément du milieu où il situe ses héroïnes, elles peuvent donc très bien parler ainsi. Mais il est vrai que, parfois, pour certaines répliques, on sent que le metteur en scène n’a pas pris le temps de les remettre en bouche, de les reformuler en fonction de la comédienne. Moi, quand j’entends dès la première prise un dialogue qui sonne mal, je m’attache à le rectifier aussitôt. C’est une partie essentielle de la mise en scène : repérer les choses qui fonctionnent mal sur le plateau.

Des dialogues dits par un petit nombre de personnages dans un espace restreint, cela évoque d’autre part, à certains observateurs de mon cinéma, l’univers du théâtre. Je le conçois fort bien, mais je ne le ressens pas personnellement ainsi. Pour moi, c’est une recherche de l’intimité et non du théâtre. Quand August Strindberg écrit ses premières pièces qui ont initié l’expression de "théâtre de chambre", le cinéma n’existait pas encore. Il écrivait donc du théâtre. Mais, cinquante ans plus tard, il aurait peut-être tourné des films comme Ingmar Bergman. Ses textes pouvaient se dire dans un tout petit périmètre, mais l’important n’était pas le contexte de ce petit espace, c’était ce qui se jouait dans la tête des personnages. Alors moi aussi j’aime avoir peu de personnages et qu’ils s’expriment souvent dans un lieu unique. Mais ça ne me ramène pas pour autant aux règles des trois unités, essence du théâtre classique (lieu, temps, action). Je suis donc près de ça, mais, en fait, j’ai toujours eu du mal avec le théâtre. J’appartiens à un milieu qui allait au cinéma et non pas au théâtre. En gros, à partir de six ans, avec ma mère, puis avec des copains, c’était tous les jeudis le cinéma pour des films d’action. Mon idole était Gary Cooper et, dans la salle, nous, enfants, étions des sortes de conseillers à la dangerosité, c’est-à-dire que nous criions pour avertir le héros de ce qui le menaçait. On se projetait littéralement dans le film et c’était ça qui me plaisait.
Par contre, ma famille a dû m’amener pour la première fois dans une salle de théâtre voir une opérette de Luis Mariano à dix ans et, à douze, j’ai dû aller avec l’école assister à une pièce de Molière ou de Corneille à la Comédie-Française. Avant vingt ans, j’avais vu à peine deux ou trois représentations. À dire vrai, je n’ai jamais eu de goût pour cela. Ceci dit, mon expérience au théâtre, où j’ai mis en scène les dialogues de cinéma de La Vengeance d’une femme (1990) m’a intéressé. Mais c’était une scène minuscule avec trente spectateurs tout proches, comme prêts à toucher les acteurs. Par contre, le niveau au-dessus, avec le phrasé différent propre au théâtre, je n’ai jamais pu l’entendre bien. Moi je viens du cinéma populaire, de l’absence de distance entre l’écran et le public, quand ça marche. Je vibrais à ce que ressentaient les personnages et voudrais qu’il arrive la même chose aux spectateurs de mes propres films. Je veux travailler sur le système nerveux du public.


 

Le tournage, les nombreuses prises, les marques sur le sol

 

Quand, chaque matin, je prépare mon plan, j’ai besoin d’une mémoire à côté de moi, car lorsque je cherche mes positions, les places de la caméra, je demande un mouvement, puis un autre, je reviens au premier peut-être pour changer. Il faut donc que la script note tout ce qu’elle voit afin de pouvoir rattraper une éventuelle défaillance de ma mémoire.
Mais en fait cette mise au point peut encore changer. Certaines décisions demeureront, mais d’autres bougeront aux toutes premières prises. Vers la cinquième ou sixième, les mouvements et les cadrages sont définitifs. Toutes les suivantes ne travailleront plus que le détail des choses, mais le parcours du plan séquence est définitif. Certains de ces plans séquences peuvent être très longs. Dans le dernier épisode de Germaine et Benjamin, il dure près de 25 minutes, repassant plusieurs fois aux mêmes endroits, par un chemin fort chaotique, avec des racines gênant la progression des acteurs comme des techniciens. Le tournage a été épique et je l’ai conservé sans aucune coupure, mais généralement ce sont des plans de trois à cinq minutes que je peux interrompre au montage.

J.C. : Vous faites de nombreuses prises. Dès le cinquième ou sixième, la technique est au point. Les suivantes - dix au moins, parfois beaucoup plus - se jouent donc avec les comédiens. Mais quand décidez-vous d’arrêter parce que vous avez obtenu ce qu’il fallait et que vous ne pensez plus possible d’aller plus loin ?

J.D. : Mon ingénieur du son, Jean-Claude Laureux, m’a toujours fait remarquer que lorsque ça semblait être exactement ce que je voulais, je ne peux pas m’empêcher de faire encore une ou deux prises de plus. C’est vrai et si je me demande pourquoi, je crois que c’est parce que je voudrais que l’on obtienne quelque chose qui soit de cette qualité, de cet ordre-là, mais avec une espèce de liberté plus grande. J’ai peur qu’elle soit un petit peu raide la prise qui me convient, et donc je demande aux acteurs d’essayer de la casser un peu, pas de la recopier, mais bon, voilà, on a réussi, on sait où l’on est, on a compris grâce à quoi on a réussi, par où on est passé, qu’est-ce qu’on a apporté pour qu’elle soit bonne. Maintenant on est donc plus libre, on en est là et on fait encore deux ou trois prises autour pour que ça frisonne davantage, que ce soit moins en place, un peu plus vivant encore. C’est cette chose-là que je veux refaire à chaque plan. Et généralement, en effet, ce n’est pas la première prise satisfaisante après laquelle on aurait pu dire "on s’arrête" qui sera celle que je retiendrai définitivement, mais bien celle, tout de suite après, où on est parvenu à faire entrer encore un peu de liberté en plus.

J.C. Vos films donnent l’impression, justement, d’une grande liberté d’expression et de mouvement des interprètes. Mais ce n’est pas ce que l’on peut appeler de l’improvisation…

J.D. : Non, pas du tout, il n’y en a quasiment pas, seulement de petits fragments dans certains films et absolument rien dans la grande majorité de ce que j’ai tourné. Ça prouve par contre que l’acteur est bien parvenu à dominer toutes les contraintes et à y trouver sa propre liberté d’interprétation. Mais il ne peut pas choisir d’aller à droite s’il a été dit qu’il irait à gauche.

J.C. : Faites-vous des marques sur le sol que doivent respecter les acteurs ?

J.D. : Oui, moi j’en ai presque partout. J’espère qu’on ne sent pas leur présence, mais il y en a. Quand on a de longs travellings - comme je le faisais beaucoup dans les années 80, nettement moins ensuite - avec douze places de caméra, autant de hauteurs différentes de l’appareil et encore des zooms, etc., c’est-à-dire des plans très compliqués de cinq à six minutes, si les acteurs ne sont pas à peu près en place, on n’y arrive pas du tout. Chez Jacques Rivette, il n’y a pas de marques parce que, dans la mesure où il tourne au 28 mm, si les comédiens ne sont pas tout à fait à leur place, ça n’a pas d’importance. Mais moi qui suis souvent au 40, 45 et 50 mm avec des passages en zoom au 70, il faut que chacun soit à l’endroit voulu au moment prévu. Alors, bien sûr, j’ai besoin aussi d’un machiniste assez habile car avec de jeunes adolescents ou des enfants - avec lesquels, y compris pour Ponette, j’ai eu aussi des marques qu’ils devaient respecter -, l’interprète peut faire fréquemment un pas de plus ou de moins. Ce n’est pas très grave si le garçon au travelling pousse alors le chariot un tout petit peu plus loin. Mais il doit donc savoir suivre, anticiper presque selon le mouvement et ne pas seulement pousser mécaniquement d’une marque à la suivante. Il faut qu’il ait aussi le sens du cadre de façon à aider l’opérateur. Bien sûr il y a des films où les marques sont un peu moins nombreuses pour mettre en confiance. La première semaine, il n’y a pas eu de marques au sol pour Ponette, mais, très vite, je les ai mises. Certes, il ne faut pas entraver le travail, mais justement, non seulement la marque ne va pas gêner, mais au contraire elle donne une grande assurance, car si l’acteur sait qu’il doit d’abord marcher, puis dire son texte à un endroit précis, il est sécurisé. Ne pas savoir où et comment parler risque au contraire de provoquer une angoisse supplémentaire. Tandis que, quand il sait qu’il doit d’abord marcher puis, par exemple, se retourner avant de parler et placer un silence à la seconde marque, cette contrainte peut être très profitable à la recherche d’une interprétation au plus juste. Donc ces marques aident à être meilleur. C’est un peu comme un skieur de slalom spécial. Vous les voyez avant le départ se concentrer, les yeux fermés pour se remémorer le parcours, pouvoir se dire : "Là je vais passer largement à gauche, ici au contraire je rase la porte de droite…" Ils ont appris le parcours par cœur comme l’acteur a appris son texte, mais il reste à mettre ce texte en espace et c’est là que les marques vont favoriser l’imaginaire et donner de la liberté en plus.
Cela dit, en trente ans, j’ai aussi évolué et, alors que je me suis longtemps demandé ce qu’une deuxième caméra pourrait bien apporter, je les ai expérimentées sur le tournage de Carrément à l’Ouest (2001) pour des raisons économiques - mettre au point un éclairage uniforme qui servira pour toutes les scènes de la journée - et cela m’a procuré de telles possibilités supplémentaires au tournage que j’ai recommencé avec Raja.


 

J.C. : Vous variez les formats - 35 mm, 16, Super 16 - et surtout l’esthétique de vos films, certains tournés avec de longs plans séquences aux mouvements complexes, d’autres sobrement en plans fixes. À quels partis pris répondent ces choix opposés ?

J.D. : C’est au départ une question de budget. Quand je n’ai pas beaucoup d’argent - ce qui est souvent le cas -, je fais sauter le poste machinerie : pas de travelling, pas d’Elemack, parce que pour manœuvrer un Elemack il faut au moins deux machinistes, tellement c’est lourd, il faut une camionnette, 20 mètres de rails plus des courbes, un plateau dessus… Tout à coup, ça fait monter fortement le devis. Certes, j’aime beaucoup tourner de cette manière-là, c’est-à-dire pouvoir faire bouger la caméra. De fait, William Lubtchansky et Caroline Champetier m’ont tous deux confirmé qu’ils n’ont jamais fait de films aussi compliqués à photographier que les miens, mais ça ne se voit pas forcément beaucoup. Ce sont de petits déplacements, des changements de hauteur, on bouge souvent, mais ce n’est pas spectaculaire.


 

Il est vrai que, dans La Tentation d’Isabelle, quelques mouvements se voient bien, par exemple un travelling arrière très rapide combiné avec un mouvement de zoom en même temps. Mais dans le même film, si vous regardez de près, la caméra se déplace dix à douze fois successivement en prenant des hauteurs différentes ce qui, certes, exige de véritables prouesses de la part des opérateurs, mais sans impressionner pour autant le spectateur. Je ne cherche pas l’effet visuel à tout prix. Donc il me plaît de me servir de ces moyens techniques, mais je ne me sens pas mal si, tout d’un coup, on me dit que je n’aurai pas assez d’argent. Dans ce cas, je ne vais pas essayer d’obtenir absolument un travelling et je serai au contraire le premier à dire : bon, dans ces conditions, ce film sera fait sans aucun déplacement de caméra. Ainsi, tous les films de cinéma en Super 16 - seul mon téléfilm Monsieur Abel (1983) a eu des travellings, quoique tourné en 16 -, donc à tout petit budget, sont faits en plans fixes et panoramiques. Quant aux films en 35 mm, il y toujours mouvements d’appareil avec petite dolly et travellings - à l’exception de La Fille de quinze ans (1989) où la caméra sur pied ne bouge pas parce que c’est un peu l’économie esthétique du film.


 

Curieusement, les films financés par la télévision ne répondent pas aux mêmes critères. Ainsi pour La Vie de famille (1985), j’avais vu les débuts de la steadycam chez Stanley Kubrick où, dans Shining, le personnage était suivi dans trois ou quatre scènes avec ce nouvel harnachement, et je me suis dit qu’il serait intéressant de tourner tout le film avec. On a donc mis une focale assez courte - le plus souvent un 28 mm - et on a tout fait avec ça (sauf les scènes dans la voiture), jusqu’à l’arrivée à Madrid où c’était moins utile dans une chambre d’hôtel. De plus, l’opérateur était absolument épuisé, car il est extrêmement dur de tenir toujours à bout de bras cette très lourde machinerie à balancier avec une caméra 35, alors que l’on refait dix fois les prises. Encore m’étais-je à peu près limité à ce nombre, sans quoi cela aurait été rigoureusement impossible.
Mais comme j’aime changer de manière, j’apprécie aussi le travail au cadre dans les films en plans fixes et panoramiques parce que l’on peut jouer alors très finement sur la dynamique des acteurs à l’intérieur du cadre.

J.C. : De ce point de vue, le finale de Un homme à la mer, avec tous les personnages qui se croisent, se touchent, s’éloignent des uns pour aller vers d’autres qui les fuient pendant plusieurs minutes dans un plan unique sur la plage de Cabourg, face au Grand Hôtel, est d’une beauté fascinante.

J.D. : Je combinais en effet beaucoup de choses. Comme au billard, on a le carambolage des corps qui se cognent et se renvoient les uns sur les autres avec un cadre mouvant puisqu’on disposait de l’immensité de la plage. En fait, il fallait tenir compte aussi de la marée qui monte très vite dans cette région et repoussait forcément les personnages vers la terre ferme. On avait à la fois l’extérieur et l’enfermement. Autrement, il est vrai que je fais plutôt un cinéma de chambre. Je préfère d’ailleurs cette expression à celle de "théâtral", parce que le débit rapide que je demande souvent aux acteurs est exactement l’inverse de celui de la scène. Mais si je tourne souvent dans des chambres d’hôtels, c’est qu’il me semble que les choses les plus importantes de la vie se passent et se disent plutôt dedans que dehors, dans la cuisine plus souvent que sur la place publique. De plus, en travaillant à l’intérieur, la concentration des acteurs, des techniciens et aussi de moi-même est plus forte. On peut papoter à l’extérieur : Éric Rohmer ou Claude Sautet l’ont démontré magistralement. Mais les drames passionnels s’accommodent mal des bruits de la rue, des regards des curieux et du passage des autos. La plage vide hors saison de Cabourg n’empêchait ni la tension des comédiens ni l’introspection des personnages, mais la circulation urbaine oui.

Les interprètes, leur voix, leur importance

 

J.C. : Vous travaillez énormément le jeu des acteurs au tournage. Mais comment les préparez-vous ? Répétez-vous avant ?

J.D. : Cela dépend si ce sont des acteurs de métier ou non. Les comédiens professionnels, je ne souhaite pas les rencontrer longuement, car je n’ai pas envie de parler avec eux de la psychologie des personnages avant le tournage. Mais si ce sont des gens qui n’ont jamais tourné - enfants, adolescents ou Guillaume Saurrel pour Carrément à l’Ouest  -, alors là au contraire je multiplie les rencontres, car j’ai besoin qu’ils aient confiance en moi, que l’on se connaisse assez pour qu’ils sentent que je ne les lâcherai pas sur le tournage. Quand c’est leur métier, les rencontrer ne changera pas la méfiance ou au contraire la confiance qu’ils sont prêts à ressentir pour leur metteur en scène. Gérald Thomassin, je l’ai rencontré toutes les semaines pendant cinq à six mois, pour faire des essais, mais aussi pour discuter, pour manger ensemble. Ainsi j’apprenais à savoir qui il était, afin de pouvoir réécrire des passages de dialogues du Petit Criminel en les adaptant à ce que je pensais saisir de ce garçon. Il fallait aussi le préparer à se présenter devant une caméra. De toute manière, professionnel ou pas, le choix est primordial. Je n’ai pas droit à l’erreur.


 

J..C. : Mais vous n’allez pas utiliser l’acteur tel quel. Beaucoup se révèlent chez vous très différents de la manière dont ils se présentaient dans les films précédents : Jane Birkin essentiellement, mais aussi Béatrice Dalle, Richard Anconina ou même Sami Frey qui ne paraît pas s’exprimer avec la voix enjôleuse que nous lui connaissons par ailleurs...

J.D. : Précisément, ce qui me gênait un peu, c’était sa voix très placée, grave, belle et dont il sait tirer un excellent parti. Mais ce parti m’agaçait, parce que j’avais le sentiment qu’on ne parlait toujours que de sa voix comme on évoquait celle de Delphine Seyrig, c’est-à-dire qu’on avait tendance à oublier le comédien qui est derrière et que je comptais faire revenir au premier plan. Donc avec Sami Frey, le travail a été de casser cette voix, mais je ne suis pas entièrement satisfait du résultat. Quand je revois le film, je ne suis pas séduit, j’ai l’impression que la voix que j’entends n’est pas complètement sa voix. Alors idéalement, je voulais qu’il parle plus vite, plus bas et pas sur un ton lent, monotone… De fait, son image a un peu bougé dans cette Vie de famille qui est un de ses films les plus réussis, car il a rompu un peu sa maîtrise confortable, cette voix qui ralentit, comme au théâtre, où il sait que tout le monde est enchanté de l’entendre. Mais ça peut devenir au cinéma du maniérisme si l’on n’y prend pas garde.

J.C. : L’adhésion à l’acteur et au personnage est forcément liée pour le spectateur qui n’est généralement pas en mesure de dissocier l’un de l’autre au moment où il regarde le film.

J.D. : Sans doute, mais j’ai personnellement du mal au cinéma à fonctionner sur la sympathie ou l’antipathie, car j’ai souvent tendance à penser personnellement plutôt l’inverse des autres. Par exemple dans le théâtre de Shakespeare, on me dit volontiers que Richard II est antipathique, alors que moi, au contraire, la faiblesse du personnage me touche énormément. Ses à-coups, ses agressions vis-à-vis de ses proches, ses extravagances m’enchantent, car je suis plutôt porté à mettre en scène ce genre de caractère. Par exemple, dans mes films, deux personnages au moins posent ce problème de l’antipathie.Lambert Wilson dans Trop (peu) d’amour (1998) et, dans le même registre de rôle, Jacques Higelin dans Un homme à la mer (1993). Trop cyniques peut-être sur le papier et, au contraire, trop transparents au tournage.


 

Mais si nous avions pu donner l’impression d’une réelle densité des personnages, ne seraient-ils pas du coup devenus sympathiques ? C’est parce que le spectateur ne parvient pas à s’attacher à eux qu’il ne peut pas trouver de l’intérêt aux faiblesses du personnage. C’est sans doute des erreurs de casting, ces rôles ne conviennent pas à ce type d’acteurs. Pascal Greggory frôle aussi, au début de Raja (2003) cette inadéquation. Mais j’ai tout de suite pris conscience de cette manière un peu absente d’aborder le rôle, et j’en ai mieux tiré parti en rendant son manque de confiance assez émouvant, d’autant plus qu’en même temps l’acteur réussit progressivement à trouver sa place dans l’intrigue. Tandis que je n’ai jamais pu retrouver exactement ce que je pensais avoir écrit dans Trop (peu) d’amour, où aucun des défauts du père ne paraît touchant. Quant à Jacques Higelin, je n’ai pas pu le faire sortir de lui-même pour le rapprocher d’un rôle qui, certes lui ressemblait, mais auquel il ne pouvait pas s’identifier complètement. Prenez un scénario de Bertrand Blier. Qu’il donne le rôle à Philippe Noiret ou à Jean Rochefort, c’est toujours un peu surjoué, et donc ça ne changera pas fondamentalement le film. Pour moi par contre, le choix de l’acteur et l’interprétation, c’est tout. Alors s’il y a une erreur, le film s’effondre… J’exagère peut-être un peu, il ne s’écrasera pas totalement, mais il perd immédiatement de l’altitude. Il me faut la bonne personne au bon moment. La fin de La Femme qui pleure (1979) tient grâce à Dominique Laffin, mais, si cela n’avait pas été le cas, c’est, par ricochet, tout le reste du film aussi qui aurait paru raté. Bien sûr je crois à ce qui est écrit, mais je suis persuadé que mon cinéma doit passer par l’interprétation. C’est pourquoi je vis sur le tournage dans la terreur d’une défaillance d’acteur. En plus, si elle arrive, je la prends comme une punition, car si la personne ne fait pas tout à fait l’affaire, j’ai l’impression que tout se dérobe sous mes pieds. En effet, chaque acteur-personnage constitue une entité à part entière. Certes mon regard les enveloppe tous, mais dans un film je ne sais pas qui me représente. À priori, personne, et chaque personnage s’exprime donc pour son propre compte.


 

Tension dramatique et enfermement

 

J.C. : À l’époque de La Pirate (1984) ou de La Puritaine (1986), une certaine critique parlait d’hystérie et de huis clos étouffant. Raja ne donne plus du tout cette impression, qui s’était déjà fortement atténuée dans les films précédents, moins tendus, plus ouverts, variant le rythme…

J.D. : Je crois que c’est juste, mais j’ai tout de même toujours ménagé des temps faibles. Certes, il m’arrive souvent d’enchaîner deux temps forts, et je trouve alors que c’est bien ainsi, car s’il n’y a pas d’intensité, l’ennui me vient. Il est vrai que je suis plutôt quelqu’un qui tire, qui tend, plutôt que de détendre, mais je ne reste pas toujours sur le diapason du paroxysme. En fait, je peux dire que, depuis vingt ans, je n’ai plus jamais tourné en tenant la tension maximale de tous les personnages sur l’ensemble de la scène et durant tout le film. Cette concentration unique a été celle de La Pirate et cela m’allait très bien à l’époque. Mais déjà, dans La Tentation d’Isabelle le personnage de Jacques Bonnaffé jouait cette violence sur le mode de la représentation. Il se mettait lui-même en scène dans ce registre pour impressionner Isabelle. S’il y avait hystérie, c’était donc celle du rôle et non de mon regard. Maintenant je suis persuadé qu’il faut pratiquer le système de l’élastique, c’est-à-dire détendre de temps en temps cette tension et c’est là le rôle de la mise en scène.


 

Dans Comédie !, Jane Birkin voulait continuer sur le ton de La Pirate, alors que Alain Souchon se serait vu volontiers en Cary Grant dans la pure comédie. On ne pouvait pas tenir constamment sur cet antagonisme. Alors j’ai dû demander à Jane de passer de temps en temps sur le terrain de son partenaire et réciproquement : toujours ce principe de l’élastique.
Quant à la question du huis clos, il suffit de penser à certains films de Ingmar Bergman pour s’apercevoir que je ne suis pas de ce côté-là de l’enfermement. Chez moi, en effet, il y a toujours beaucoup de portes. Donc mes huis clos sont à tout moment violés : on y entre et on en sort, si bien qu’ils sont en somme là plutôt pour être forcés. C’est bien ce qui se passe avec Raja.

Propos recueillis par René Prédal
Jeune Cinéma n°284, septembre 2003

* René Prédal, Jacques Doillon, trafic et topologie des sentiments, Paris, Le Cerf-Corlet, 2003.

1. Germaine et Benjamin (1994) est la version longue, pour la télévision en douze épisodes, de Du fond du cœur (1994), réalisé la même année.



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