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Abadie, Karine (livre)
Delons et le cinéma (2017)
publié le mercredi 20 février 2019

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°385-386, février 2018

Karine Abadie, Delons et le cinéma, Nouvelles éditions Place, 2017.


 


Le fait d’avoir relevé plusieurs dizaines d’erreurs et de coquilles dans une précédente recension d’un ouvrage de la collection Le cinéma des poètes, ayant fâché son éditeur (1), c’est avec précaution que nous nous risquons derechef à glisser quelques mots sur deux nouveaux titres de ladite. Collection qui, par ailleurs, repose sur une idée tout à fait estimable, mais dont on peut se demander si elle durera très longtemps, les poètes ayant un lien autre que fugace avec le cinéma n’étant pas si nombreux (2). Les quelques titres parus alternent approche excellente (Louis Aragon, André Breton, Raymond Queneau), et travail moins fouillé (on n’en citera aucun, pour ne pas être contraint de devoir croiser le fer sur le pré, à l’aube). Mais de toutes façons c’est une bonne chose de ramener à la surface de l’actualité des noms qui ont depuis longtemps cessé de briller.

Dans le cas de André Delons, il faudrait même plutôt parler d’un astre obscur.
C’est en épluchant jadis les vingt-cinq numéros de la remarquable revue belge Variétés (1928-1930), que ce nom nous était apparu. Aucune des autres revues auxquelles il avait participé (Le Grand Jeu, La Revue du cinéma) n’avait encore été rééditée et la lecture de sa chronique "Le cinéma à Paris" fut une découverte comme on n’en fait pas si souvent. Il y avait là un ton, un souffle, une vision - en bref, un style - incontestables (3), tout à fait digne de ses contemporains Robert Desnos ou Brunius. André Delons fit désormais partie de nos auteurs pairs, au point de nous faire utiliser en partie à plusieurs reprises l’incipit d’un de ses articles - "Il ne convient pas en tout temps de livrer ses mots d’ordre les plus chers, ni d’offrir à tout venant les clés de certaines pratiques, où nous poussent souvent comme des marées l’ennui fécond, la naiveté et le sentiment de l’attente (par crainte) de voir tomber dans le domaine public nos affections les plus contradictoires et jusqu’à ce goût de l’illégitime qui jusqu’alors se garait des rieurs" (4). On se trouve devant une écriture quasi-bretonnienne (le Breton de "La Confession dédaigneuse" en 1923) que la suite du texte ne dément pas. Ce texte et bien d’autres, parmi les seize qu’il publia dans Variétés et les vingt parus dans La Revue du cinéma.

Son œuvre critique est courte, qui tient en cinq années, entre 1928 (Ciné-Cinéa pour tous) et 1933 (Documents 33) (5), mais pertinente et, comme celle de ses compagnons de revues, Jean George Auriol, Jacques-Bernard Brunius, Robert Desnos et Paul Gilson, emblématique du moment, des illusions, des craintes, des espoirs, du désenchantement de tous ceux qui crurent au cinéma, à son pouvoir d’envoûtement, au possible dérèglement du réel dont il était porteur - et qui déchantèrent au début des années 30, sans pour autant rendre les armes. À l’égal de ses quelques amis cités, André Delons pratique une écriture inspirée, une prose poétique fluide qui ne s’épuise pas en vains feux d’artifices mais n’oublie jamais son sujet - sa présentation de Tempête sur l’Asie reste un modèle (6). Rarement une période critique connut un tel degré de cristal dans la tonalité : on n’écrivait plus ainsi cinq ans plus tard, ni quinze ans - voir la différence (dans l’expression, pas dans le sérieux des analyses) avec la seconde Revue du cinéma des années 40 -, ni quatre-vingt-dix…

C’est donc avec la plus grande impatience que nous avons plongés dans le livre de Karine Abadie - enfin, André Delons de nouveau à l’affiche !
Au sortir du livre, que dire ? D’abord que la documentation a été bien rassemblée - mais Alain & Odette Virmaux avaient mâché le travail - et qu’au moins, elle a été lue. Ensuite, qu’on n’a pas relevé d’erreurs factuelles (7). Enfin, qu’on a vu disparaître peu à peu, sous le bistouri de l’analyste, ce qui faisait la particularité de l’auteur, à savoir le souffle et la construction de ses textes. Ses chroniques, jamais très longues, étaient soigneusement bâties. Tout en jouant sur la digression, le coq-à-l’âne, l’aparté, l’interpellation du lecteur qui en constituaient l’agrément, jamais André Delons ne perdait de vue son objectif. Un texte de 150 lignes comme "Voir et entendre" (8) ne comprend que sept paragraphes, dont deux très courts. Cinq blocs, donc, qui, à la lecture, se "tiennent", obéissant à une respiration soutenue ; les découper pour en extraire quelques phrases, c’est retirer plusieurs rangs de mailles à un tricot, qui ne ressemble plus à grand-chose.

On ne va pas reprocher à une universitaire de faire son travail de découpage, on regrette simplement que cette opération, au lieu d’exalter son objet, le désamorce. Surtout lorsque ce désossage ne débouche parfois que sur une paraphrase (cf. p. 34 et 35, 36 et 37, entre autres). Et puis, lorsqu’on est encore sous l’emprise de l’écriture du poète (car trois phrases de Delons, même détachées, gardent leur éclat, à défaut de leur sens), on a du mal en retombant dans des ornières aussi lourdement prosaïques que : "les éléments qui guideront Delons dans l’écriture au sujet du cinéma" (p. 24), "un genre de structure qui lui permet de dire les choses par le biais de l’écriture" (p. 82), "il parle à son lecteur pour s’inscrire avec lui dans une communauté : celle des spectateurs à laquelle il appartient pleinement et qui constitue un des socles de sa posture" (p. 86) ou "avant d’écrire, Delons regarde ; avant d’aligner les mots pour réfléchir au cinéma et développer un argument, Delons expérimente le dispositif de réception du film…" (p. 87). Et voilà pourquoi votre fille est muette…

Mais soyons juste : l’auteur a dégagé les thèmes abordés par André Delons, rappelé ses pratiques de cinéphile, défini ses enjeux - communs à toute la bande de La Revue du cinéma, mais encore fallait-il que cela fût dit. L’opuscule ne remplace pas la lecture des trois volumes de textes recueillis et savamment annotés par Alain & Odette Virmaux, mais s’il donne envie d’y recourir, l’objectif aura été atteint.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°385-386, février 2018

1. Un vieil ami pourtant, puisqu’il avait coédité avec Jeune Cinéma, il y a tout juste vingt ans, l’anthologie des textes de Jean Delmas : Andrée Tournès, éd., Jean Delmas, une vie avec le cinéma, Paris, éditions Jean-Michel-Place / Jeune Cinéma, Paris, 1997.

2. Après la dizaine de poètes déjà traités, on ne voit guère d’autres noms que ceux de Philippe Soupault, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Paul Gilson et Jacques Audiberti - mais on ne demande pas mieux que de découvrir des moins connus.

3. Comme d’autres, toujours dans Variétés, dont les textes mériteraient d’être rassemblés, tels Denis Marion ou Albert Valentin.

4. "Dormir les yeux ouverts", Variétés, IIe année, n° 1, 15 mai 1929. André Delons précisait même, en tirant contre son camp, mais avec quelle allure : "Que signifie ce métier, que d’aucuns nomment "la critique", qui consiste à déclarer, sur la foi d’une compétence triviale, que tels films sont "bons" ou "mauvais", en passant par toute la gamme des appréciations flatteuses, des réserves de finesse, des sous-entendus qui en disent long, des expressions d’encouragement ou de blâme, et des conclusions optimistes ? Il est temps, il est bientôt temps de cesser ce jeu".

5. On ne rendra jamais suffisamment grâce à ces patients archivistes que furent Alain & Odette Virmaux. En dix ans, ils parvinrent à ressembler l’œuvre complète de André Delons, en trois volumes : la poésie (Poèmes 1927-1933, 1986), les textes polémiques et artistiques (Au carrefour du Grand Jeu et du surréalisme, 1988), le cinéma (Chronique des films perdus, 1995). Tous livres publiés par Rougerie, éditeur bienveillant et suicidaire, et toujours disponibles, ô lecteurs curieux, malgré leur tirage réduit…

6. Variétés, IIe année, n° 2, 15 juin 1929.

7. Quelques-unes, tout de même : p. 21 : Variétés n’a pas cessé de paraître en février 1930, mais en avril 1930 ; p. 23 : Fritz Kartner au lieu de Kortner ; p. 76 : Laurence Muyrga au lieu de Myrga.

8. Variétés, IIe année, n° 6, 15 octobre 1929


Karine Abadie, Delons et le cinéma, coll. Le cinéma des poètes, Paris, Nouvelles éditions Place, 2017, 120 p., 10 €



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