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Tanaka, Kinuyo (1909-1977)
Réalisatrice
publié le mercredi 16 février 2022

par Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°408-409, été 2021


 


"C’est triste d’être une femme", dit l’héroïne de Mademoiselle Ogin en 1962. Le sort des femmes est au cœur des six films mis en scène par Kinuyo Tanaka (1909-1977), entre 1953 et 1962. Historiquement, elle est la seconde femme cinéaste japonaise après Tazuko Sakane (1904-1975), (1) et la seule à avoir réalisé des films pendant le second âge d’or du cinéma japonais, dans les années 1950.


 

Quelques notes sur une carrière

 

Malgré les six films à son compte, Kinuyo Tanaka est surtout connue comme actrice. Après ses débuts, en 1924, dans un petit rôle dans La Femme de l’ère Genroku (2), elle fait une carrière fulgurante, jouant dans deux cent-cinquante films, dont bon nombre ont été réalisés par les grands cinéastes japonais de l’avant et de l’après-guerre : Hiroshi Shimizu, Heinosuke Gosho, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse, Keisuke Kinoshita.


 

Après un voyage en tant qu’émissaire culturel du Japon aux États-Unis en 1949, mal perçu dans son pays alors sous occupation américaine, elle a quitté la Shochiku. La rupture avec le studio pour lequel elle avait travaillé depuis ses débuts témoigne de son désir d’indépendance. Pourtant, ses films sont produits, dans le cadre du puissant système de studios japonais, par la Shintoho, la Nikkatsu, la Daiei et la Toho. Seul Mademoiselle Ogin est une production indépendante de Ninjin Club, fondé en 1954 par les actrices Yoshiko Kuga, Keiko Kishi et Ineko Arima.


 

La réalisatrice Kinuyo Tanaka a livré des portraits nuancés de femmes dans des films situés aussi bien dans le monde contemporain que dans un cadre plus ancien. L’importante présence féminine dans le cinéma japonais de l’après-guerre témoigne de l’attente d’un nouveau public qui, au début des années 1950, se composait à 50% de femmes. Les Japonaises de cette époque jouissaient d’une plus grande liberté d’action, et commençaient à avoir davantage de moyens financiers, dans un pays qui renaissait de ses cendres après la défaite en 1945. Ses films répondent au besoin de maintes spectatrices de voir des films qui traitent de leur réalité, de leurs besoins et de leurs problèmes, tout en abordant de manière critique les limites de cette liberté que les femmes commençaient à obtenir. Ces limites se reflètent dans l’attitude même de Kenji Mizoguchi, qui lui a refusé de signer une lettre de recommandation d’usage afin qu’elle fasse ses débuts de cinéaste. En revanche, elle a été soutenue par d’autres réalisateurs. Ainsi, le scénario de Lettre d’amour a été écrit par Keisuke Kinoshita, et celui de La Lune s’est levée par Yasujiro Ozu (coécrit avec Ryosuke Saito).


 

Les films de Kinuyo Tanaka traitent du destin des femmes dans un monde dominé par les hommes : prostituées ou anciennes prostituées dans Lettre d’amour et La Nuit des femmes, jeunes femmes en quête d’amour dans La Lune s’est levée, poétesse mourant d’un cancer dans Maternité éternelle, princesse japonaise prise dans le tourbillon de la Seconde Guerre mondiale dans La Princesse errante et jeune femme victime de machinations politiques dans le Japon du 16e siècle dans Mademoiselle Ogin.



 

Lettre d’amour (1953)

 

Le sujet de Lettre d’amour rappelle celui du film de Yasujiro Ozu, Une poule dans le vent (3). Kinuyo Tanaka y jouait le rôle principal, celui d’une femme qui, dans le Japon de l’après-guerre, se prostitue afin de pouvoir payer le traitement médical de son jeune fils. Quand son mari rentre de captivité, elle lui avoue ce qu’elle a fait et doit faire face à son incompréhension et à sa colère. La réalisatrice aborde un sujet similaire mais choisit une perspective différente.
Si dans le film de Yasujiro Ozu, la femme est au centre du récit, dans Lettre d’amour, la figure centrale est un homme (Masayuki Mori) qui découvre que Michiko (Yoshiko Kuga), la femme qu’il aime depuis sa jeunesse, a eu une liaison avec un soldat américain.


 

Reikichi, le protagoniste, gagne sa vie en écrivant des lettres adressées par ses clientes, dont de nombreuses prostituées, à leurs amants américains. Il a accepté ce travail à défaut d’avoir trouvé un meilleur emploi dans le Japon encore marqué par les destructions. Il accomplit sa tâche sans cacher son mépris pour les femmes qui vendent leur corps.


 

Tout comme celles-ci, Reikichi est aussi une victime de la guerre mais il a cessé de lutter et s’accroche au passé, un passé pas seulement représenté par la guerre, mais par un amour inachevé. La caméra révèle son détachement de la normalité lentement regagnée après la défaite en l’isolant dans les rues de Tokyo, à nouveau pleines de vie. Le regard de Reikichi, capté en gros plan, qui scrute la foule à la recherche de la femme aimée exprime à la fois solitude et désir.


 


 

Quand Michiko se fait traduire une lettre par Naoto Yamaji (Junkichi Uno), l’ami et l’employeur de Reikichi, ce dernier apprend qu’elle avait eu un enfant - mort entre-temps - d’un Américain, qu’elle implore dans sa lettre de lui envoyer de l’argent. Pris de dégoût devant son attitude, il rejette la jeune femme. Sa conception de l’amour est évoquée dans une scène le montrant devant la statue du célèbre chien Hachiko, symbole de la fidélité absolue.


 


 

L’intransigeance de Reikichi est défiée par Naoto qui fait preuve de compassion envers ses clientes. Michiko ne s’est pas prostituée, mais avait eu une liaison avec un Américain lorsqu’elle était employée par les forces d’occupation. Pour regagner l’amour de Reikichi, elle commence à travailler dans le vestiaire d’un restaurant. Mais son passé lui colle à la peau et même Hiroshi (Juzo Dosan), le frère cadet de Reikichi, doute de ses protestations d’innocence. Le visage de Michiko en gros plan, illuminé par les éclairs d’un orage, exprime ses tourments intérieurs quand elle constate qu’il est trop tard pour changer. Elle s’accroche à la grille du chantier d’un des nouveaux immeubles du Tokyo des années 1950, une image évocatrice de son état de prisonnière du passé.


 

Sous l’influence de Naoto, Reikichi est prêt à pardonner à Michiko, mais c’est surtout sa tentative de suicide qui le confronte à ses sentiments refoulés. Un des derniers plans du film montre le visage pâle de Michiko sur son lit d’hôpital, la tête couverte de bandages, se détachant de la pénombre, une image de pureté retrouvée dans la douleur. Le discours moral du film reste ambigu. Michiko se distingue visiblement des prostituées dépeintes comme vulgaires. Elle est une vraie dame, donc une personne à qui on pardonne plus facilement.
Kinuyo Tanaka intègre ce discours dans une réflexion sur la guerre, le thème de l’innocence et de la culpabilité prenant une signification plus vaste, directement abordée par les dialogues. Ainsi Naoto déclare : "Quiconque est sans péché jette la première pierre. Nous Japonais, nous sommes tous responsables de la guerre Et aujourd’hui nous luttons tous pour survivre. Qui alors jettera la première pierre ?"


 

Ce sont des paroles rares dans les films japonais qui ont souvent déplacé la responsabilité de la guerre vers quelques boucs émissaires. La fin reste ouverte mais réconciliatrice, le dernier plan montre Reikichi en larmes quittant Michiko à l’hôpital. Et Lettre d’amour montre un autre couple en train de se former : Hiroshi et une jeune libraire (Kyoko Kagawa), représentants d’une nouvelle génération libre du fardeau de la guerre et dont l’insouciance juvénile relève d’une innocence rafraîchissante.



 

La Lune s’est levée (1954)

 

La Lune s’est levée traite de la question du mariage, qui restait le but majeur des Japonaises des années 1950, à travers l’histoire de trois sœurs d’une famille vivant à Nara, capitale du Japon au 8e siècle, réputée pour ses temples et son architecture historique. L’attachement de la famille Asai aux traditions est mis à jour dès la première séquence, qui la montre dans un temple, en train de prendre des leçons de théâtre Nô.


 


 

Le récit est centré autour du quotidien des trois filles du veuf Mokichi Asai (Ryu Chishu) dont la cadette Setsuko (Mie Kitahara) essaie d’unir la seconde sœur Ayako (Yoko Sugi) et Wataru Amemiya (Ko Mishima). Ayako échappe aux intrigues de sa sœur et trouve de son propre gré son bonheur avec Amemiya, dont elle était amoureuse.
Setsuko risque de perdre son amour, car Shoji (Shoji Yasui), qui avait soutenu ses tentatives d’entremetteuse, la trouve égocentrique et se détourne d’elle. À la fin, le couple sera réuni et se réjouira de son bonheur sous la pleine Lune comme Ayako et Amemiya. Et le film suggère que la sœur aînée (Hisako Yamane) pourrait se remarier.


 


 

Malgré la fin heureuse, le film est teinté de mélancolie. Les jeunes partent pour Tokyo, car Nara, symbole du Japon traditionnel, ne leur offre pas de perspectives d’emploi. Pourtant, Kinuyo Tanaka réussit à mélanger mélancolie et humour et à brosser de fins portraits humains des trois sœurs. Le rythme du film est fluide comme le sont les mouvements dans un kimono ; le jeu de l’ombre et de la lumière s’adapte aux conflits sentimentaux.



 

Maternité éternelle (1955)

 

L’héroïne de Maternité éternelle insiste également sur une vie librement choisie en disant : "Quand je meurs, j’aimerais être ce que je suis. Je ne veux pas que Dieu m’aide à devenir une femme [considérée comme] bonne". Le film, dont le titre français alternatif, "Que les seins soient éternels", est plus proche du titre japonais et de l’histoire de son héroïne, relate la vie de la poétesse Fumiko Nakajo (1922-1954), morte à 31 ans d’un cancer du sein. Subissant la violence de son mari, elle décrit sa vie malheureuse dans ses poèmes, d’abord présentés dans un cercle de poètes amateurs à Hokkaido où elle vit. Les participants ne comprennent pas ses émotions, trouvant ses œuvres peu réalistes, voire exagérées. Les scènes de la vie conjugale montrées confirment pourtant leur justesse.
Fumiko demande le divorce après avoir découvert que son mari la trompait, mais doit laisser partir son jeune fils chez le père.


 

Tourmentée par la séparation, elle l’est aussi à cause de son amour inassouvi pour Hori (Masayuki Mori), un ami d’études marié à sa meilleure amie Kinuko (Yoko Sugi). Hori, l’encourageant à écrire, l’aide à se faire connaître dans les cercles littéraires de la capitale. Un moment crucial montre dans une succession de plans à quel point bonheur et tragédie se côtoient. Fumiko et son fils sont en train de se réjouir des quelques moments qu’ils peuvent passer ensemble quand elle reçoit la bonne nouvelle selon laquelle des revues littéraires de Tokyo s’intéressent à ses poèmes. La séquence est coupée par des reflets dans un miroir de sa main en train de palper ses seins, images qui annoncent le drame à venir.


 

Après la mastectomie, Fumiko, dont les métastases ont atteint les poumons, est la plupart du temps hospitalisée. C’est une femme fière et volontaire, qui se maquille et s’arrange les cheveux pour ne pas apparaître comme une femme condamnée devant le journaliste Otsuki (Ryoji Hayama) venu de Tokyo. Son attitude envers le jeune homme est hésitante, car elle craint de le voir plus intéressé par sa mort et un article spectaculaire que par ses poèmes. C’est pourtant avec lui qu’elle vivra un dernier moment d’amour.


 

Fumiko est une femme de son temps, qui a assimilé l’image de la femme soumise, malgré le courage dont elle témoigne à plusieurs reprises. Le film est dominé par des images d’intérieurs sombres, un jeu d’ombre et de lumière fascinant, mais souvent menaçant. La figure humaine plongée dans l’obscurité révèle le statut de prisonnière de l’héroïne - prisonnière de son sexe et de sa maladie, voire de la mort qui plane sur le film. L’idée de prison est également traduite par les grilles - celle de la fenêtre de la chambre d’hôpital et celle devant la morgue - montrées à plusieurs reprises. Dans une séquence, Fumiko suit des infirmières transportant une patiente vers la morgue, s’accrochant à la grille qui se ferme devant elle, son visage n’étant plus qu’un masque de désespoir. À la fin, ce sont ses deux jeunes enfants qui suivent la civière avec leur mère morte jusqu’à ce que la grille leur barre le chemin.
Le film se termine sur une note mélancolique avec les images des deux enfants et d’Otsuki jetant des fleurs dans le lac Doya, que Fumiko désirait voir sans l’avoir jamais pu. Outre la densité de la photographie en noir & blanc, le film contient des scènes fortes, osées même, montrant les seins de Fumiko préparés pour l’opération, suivis des plans d’appareils chirurgicaux et de tubes de transfusion, la froideur de la technique contrastant avec la chair tendre. Dans une séquence, Fumiko prend un bain chez la veuve de Hori qui, ouvrant la porte, est incapable de cacher son horreur à la vue de la poitrine de son amie.


 

Pendant qu’elle cherche à retrouver son calme, celle-ci lui avoue son amour pour Hori. Son aveu la torture peut-être plus elle-même que son amie. Le jeu de Tsukioka - soutenu par la mise en scène et le cadrage montrant Fumiko à travers la vitre de la porte - révèle une femme déchirée, entre culpabilité (elle voit sa maladie comme la punition de son amour interdit) et le désir de vivre. Le cadrage dans le cadrage étant le parfait symbole dans l’univers cinématographique de Kinuyo Tanaka, des femmes qui mènent toutes une lutte désespérée pour leur autodétermination.



 

La Nuit des femmes (1958)

 

Le titre n’est pas sans évoquer Les Femmes de la nuit de Kenji Mizoguchi (1948) (4) dans lequel Kinuyo Tanaka a aussi joué le rôle principal. Son film traite également d’un sujet à l’époque brûlant, la prostitution. La Rue de la honte (1956) se termine sur la nouvelle selon laquelle une loi interdisant la prostitution n’a pas été votée. Deux ans plus tard, cette loi est adoptée et le gouvernement a créé des centres de réinsertion pour les prostituées. L’héroïne du film de Kinuyo Tanaka, la jeune Kuniko (Chisako Hara), vit dans un de ces centres.


 

Le générique se déroule sur fond d’images nocturnes d’un quartier de plaisirs où ont lieu des descentes de la police. La qualité documentaire de ces plans, accompagnés des explications en off sur la loi contre la prostitution, intègre le récit dans son contexte social immédiat. La photographie en noir & blanc de Asakazu Nakai renforce cette approche dans un film qui mélange réalisme et mélodrame.
Kinuyo Tanaka met l’accent sur le désir des employées du centre et des dames de son comité de soutien, dont Madame Shima (Kyoko Kagawa), d’améliorer le sort des femmes à leur charge. Pourtant, l’exemple de Kuniko met en lumière la difficulté des détenues à se réintégrer dans une société dans laquelle existent maints préjugés contre les prostituées. Dans son premier emploi, Kuniko, une fois son passé dévoilé, est traitée avec méfiance. Sa deuxième tentative pour trouver un travail échoue également. Mépris et hypocrisie font obstacle à sa volonté de changer son mode de vie. Madame Nogami (Chikage Akashima), la directrice du centre, est révoltée par l’idée de vendre son corps. Mais quand Yoshimi (Misako Tominaga) lui demande pourquoi la prostitution serait mauvaise, elle évite de lui répondre.


 

Kuniko est une jeune femme sûre d’elle-même qui refuse le rôle de victime. De même, les autres prostituées du centre ne sont pas unidimensionnelles. Yoshimi ne cesse de faire des fugues ; Kameju (Chieko Naniwa) s’indigne que la jeune femme continue à courir après un homme : "Nous, les femmes, devons être plus fortes que cela". Contrairement à Yoshimi, Kuniko est animée par le désir de changer de vie. Dans une lettre adressée aux autres détenues, elle se plaint de sa maigre paie et des longues heures de travail chez ses employeurs, tout en affirmant qu’elle est déterminée à ne pas abandonner son emploi afin de gagner son indépendance.


 

Dans la pépinière de roses du couple Shima, Kuniko semble trouver la chance de changer de vie. Non seulement ses nouveaux employeurs la traitent avec respect, mais elle tombe amoureuse de Tsukasa Hayagawa (Yosuke Natsuki) qui travaille également pour les Shima. Mais le jeune homme est le descendant d’un clan de samouraïs jadis puissant et sa mère considère sa relation avec Kuniko comme une mésalliance. Celle-ci disparaît, mais laisse une lettre que Madame Nogami lit à Tsukasa, prêt à rompre avec sa famille pour épouser sa bien-aimée. Dans cette lettre, Kuniko le remercie de sa gentillesse, chose qu’elle n’avait jamais connue auparavant, mais déclare qu’il lui faut du temps afin de devenir "une version plus pure de moi-même". Ce n’est que par l’amour de Tsukasa qu’elle aura compris combien son mode de vie était honteux. Les derniers plans la montrent avec un groupe de pêcheuses de perles, la mer évoquant purification et renaissance.


 

Kinuyo Tanaka n’échappe pas aux conventions morales de son temps, insistant sur la nécessité du sacrifice afin de retrouver son intégrité morale. Cependant, elle critique une société dans laquelle les femmes continuent à être exploitées. Montrant le groupe de femmes et sa solidarité - une des pêcheuses aide Kuniko à porter sur son épaule sa lourde corbeille - elle termine son film sur l’image d’une communauté de femmes fortes.



 

La Princesse errante (1960)

 

La Princesse errante traite, elle aussi, d’amour, mais dans le cadre de conflits politiques. Fondé sur une histoire vraie - la vie de l’aristocrate japonaise Hiro Saga (1914-1987), devenue Ryuko dans le récit -, le film traite d’un sujet jusque-là peu abordé par le cinéma japonais : l’occupation des territoires chinois et la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). Il le fait discrètement, mettant au premier plan cette Japonaise qui, pour des raisons politiques, est mariée au frère cadet de Puyi, dernier empereur chinois et, depuis 1932, empereur du Mandchoukouo, l’État fantoche que les Japonais avaient créé en 1932 en Mandchourie. Le mariage arrangé s’avère une relation heureuse, mais la guerre met bientôt fin au bonheur conjugal. Fuyant l’armée soviétique et différentes forces chinoises - nationalistes et communistes -, Ryuko (Machiko Kyo) doit lutter pour sa survie et celle d’Esei, sa petite fille.


 

Dans les premières séquences, l’actrice, qui avait trente-six ans au moment du tournage, joue de manière convaincante une étudiante de vingt-deux, ses mouvements vifs exprimant parfaitement la vitalité de la jeunesse. La scène de son mariage montre l’héroïne derrière une porte coulissante : une silhouette noire, sans traits distincts, qui avance derrière le papier huilé filtrant la lumière, un simple jouet entre les mains des puissants. Abandonnant son rêve de devenir peintre, elle garde sa fierté. Fierté qui est aussi l’enjeu d’une des scènes qui révèlent le sentiment de supériorité et l’arrogance des occupants japonais à l’égard des Chinois. Au moment de la visite d’un frère de l’empereur Hirohito, Ryuko attend l’illustre visiteur avec le groupe de femmes japonaises. Un des officiers la réprimande, lui disant que sa place serait parmi les Chinois, donc à l’arrière-plan. En revanche, l’image de l’empereur Hirohito n’est pas assombrie, car, son frère, s’adressant poliment à Ryuko pour lui transmettre les amitiés de sa mère, contredit l’attitude des militaires.


 

La séquence montre l’individualisme et le courage de l’héroïne qui ne change pas de place et qui, portant une robe chinoise noire, se distingue des femmes japonaises ayant mis des blouses blanches au-dessus de leurs kimonos. Ryuko est une épouse fidèle, remplissant à cet égard un idéal de femme, au Japon comme ailleurs, qui met la famille à l’écart des intrigues politiques : elle refuse de quitter son mari quand la situation devient de plus en plus précaire pour les Japonais. Après son retour au pays, après la guerre, elle écrit à son mari, prisonnier des communistes, qu’elle s’engagera à créer des liens amicaux entre la Chine et le Japon.


 


 

C’est en 1957, avec des plans du mont Amagi, que le film commence, cadrant ensuite les pieds d’une jeune femme morte allongée sur l’herbe et Ryuko se penchant sur le corps inanimé. À la fin, Kinuyo Tanaka revient sur ses images, révélant que la morte est Eisei, qui s’est suicidée. Dans une lettre à son mari, Ryuko, sans donner d’explication sur les raisons de cette mort, avoue avoir commis une grave erreur. Dans sa réponse, le prince lui accorde l’absolution. Le film supprime les véritables faits, le double suicide, voire le meurtre d’Eisei et de son amant, un roturier. Kinuyo Tanaka opte pour une fin qui promet l’espoir. Les paroles consolatrices en off, "le printemps succèdera à l’hiver", sont accompagnées des images d’un abricotier en fleur, arbre-symbole des visions du prince et de Ryuko sur le développement de leur pays.



 

Mademoiselle Ogin (1962)

 

Dans Mademoiselle Ogin, son dernier film, et le second tourné en couleur, après La Princesse errante, Kinuyo Tanaka présente la lutte de son héroïne pour une vie libre et pour son amour dans des plans savamment composés, en utilisant une gamme de couleurs dominée par des tonalités vertes et brunes. Le rouge éclatant d’un parasol se démarque dans le plan d’ensemble d’un jardin filmé à vol d’oiseau, tout comme l’harmonie créée par la symétrie de l’architecture japonaise est brisée par des scènes de violence, tandis que les gestes et mouvements lents, hiératiques viennent en contraste avec les gros plans des visages révélant souffrance et passion.


 

L’histoire est située à la fin du 16e siècle. L’héroïne est une femme forte et déterminée. C’est un personnage fictif, présentée comme la fille adoptive du célèbre maître de thé Sen no Rikyu. Le film est fondé sur le roman éponyme de Tôkô Kon (paru en 1956), de nouveau porté à l’écran par Kei Kumai en 1978. (5) Contrairement à lui, qui accorde beaucoup d’importance à Rikyu, Kinuyo Tanaka met Ogin au centre du film. Pourtant, elle ne néglige pas le contexte historique, commençant avec des plans d’une bataille féroce, qui situe son héroïne dans un monde dominé par les hommes.
Ineko Arima interprète à merveille les tourments d’une femme passionnément amoureuse du samouraï Ukon Takayama (Tatsuya Nakadai), mais qui accepte un mariage arrangé pour protéger sa famille de la vengeance d’un puissant seigneur.


 


 

Elle tient tête à son époux et le quitte quand il la bat violemment. De même, elle contredit le chrétien Ukon qui lui tient un discours sur la chasteté et souhaite qu’elle devienne nonne, en cachant à peine son propre désir sexuel et sa jalousie. Et, plus courageuse que son père, elle résiste aux avances d’Hideyoshi, l’omnipotent leader du Japon. Dans une séquence, elle observe une jeune femme (Keiko Kishi) conduite à l’exécution pour avoir refusé d’être la concubine de Hideyoshi. Ogin, inspirée par le courage de cette femme, échappe à la condamnation à mort en commettant un seppuku (suicide rituel), la mort étant sa seule échappatoire et l’ultime geste de rébellion d’une femme dont la vie est dictée par les hommes.

Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°408-409, été 2021

1. Tazuko Sakane (1904-1975), a fait sa carrière avec Kenji Mizoguchi, comme assistante sur 12 de ses films entre 1930 et 1939, et comme monteuse sur 7 de ses films entre 1933 et 1948. Elle n’a réalisé qu’un seul film, un court métrage, en 1943.

2. Kinuyo Tanaka a commencé sa carrière d’actrice en 1924, à 14 ans, avec deux grands réalisateurs.
Hôtei Nomura (1880-1934), impliqué dans l’importation d’un cinématographe des frères Lumière, a réalisé plus de cent de films entre 1921 et 1934 dont la plupart est perdue. Il lui a offert un rôle dans son film La Femme de l’ère Genroku (Genroku onna, 1924).
La même année, elle joua avec Hiroshi Shimizu (1903-1966) dans un de ses premiers films, Le Pâturage du village (Mura no bokujô, 1924). Elle l’épousa en 1927, et même si le mariage ne dura qu’un an, elle fit 18 films avec lui.

3. Une poule dans le vent (Kaze no naka no mendori) de Yasujiro Ozu (1948) n’est sorti en salles qu’au Japon. On n’a pu voir le film que dans les cinémathèques (Tours et Paris) et dans les festivals du monde.

4. Les Femmes de la nuit (Yoru no onnatachi) de Kenji Mizoguchi (1948).
La Rue de la honte (Akasen chitai) de Kenji Mizoguchi (1956) est son dernier film, sélectionné en compétition à la Mostra de Venise 1956.

5. Tōkō Kon (1898-1977) était un politicien qui se fit moine bouddhiste en 1930 et devint alors écrivain (une trentaine de romans). Au tournant de sa soixantaine, il écrivit son roman Ogin Sama, qui retrace l’épisode.
L’adaptation de Kinuyo Tanaka en 1962, a été suivie par celle de Kei Kumai (1929-2007) en 1978.


* Lettre d’amour (Koibumi). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Keisuke Kinoshita, d’après le roman de Fumio Niwa ; ph : Hiroshi Suzuki ; mont : Toshio Gotô ; mu : Ichirô Saitô. Int : Masayuki Mori, Yoshiko Kuga, Jûkichi Uno, Jûzô Dôsan, Chieko Seki, Shizue Natsukawa, Kinuyo Tanaka, Kyôko Kagawa, Ranko Hanai, Yoshiko Tsubouchi (Japon, 1953, 98 mn).

* La Lune s’est levée (Tsuki wa noborinu). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Yasujirô Ozu & Ryôsuke Saitô ; ph : Shigeyoshi Mine ; mont : Mitsuo Kondô ; mu : Takanobu Saitô. Int : Chishû Ryû, Shûji Sano, Hisako Yamane, Yôko Sugi, Mie Kitahara, Kô Mishima, Shôji Yasui (Japon, 1954, 102 mn).

* Maternité éternelle (Chibusa yo eien nare). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Sumie Tanaka ; ph : Kumenobu Fujioka ; mu : Takanobu Saitô. Int : Yumeji Tsukioka, Ryôji Hayama, Junkichi Orimoto, Hiroko Kawasaki, Shirô Ôsaka, Tôru Abe, Masayuki Mori (Japon, 1955, 106 mn).

* La Nuit des femmes (Onna bakari no yoru). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Sumie Tanaka & Masako Yana ; ph : Asakazu Nakai ; mu : Hikaru Hayashi. Int : Hisako Hara, Akemi Kita, Chieko Seki, Masumi Harukawa, Sadako Sawamura, Chikage Awashima, Fumiko Okamura, Chieko Nakakita, Yôsuke Natsuki (Japon, 1958, 93 mn).

* La Princesse errante (Ruten no ôhi). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Natto Wada d’après le roman de Hiroko Aiishinkakura ; ph : Kimio Watanabe ; mu : Chûji Kinoshita. Int : Machiko Kyô, Eiji Funakoshi, Atsuko Kindaichi, Chieko Higashiyama, Sadako Sawamura, Kuniko Miyake, Yuko Yashio, Mitsuko Mito, Chishû Ryû, Tatsuya Ishiguro (Japon, 1960, 102 mn).

* Mademoiselle Ogin (Ogin Sama). Réal : Kinuyo Tanaka ; sc : Masashige Narusawa d’après le roman de Tôkô Kon ; ph : Yoshio Miyajima ; mont : Hisashi Sagara ; mu : Hikaru Hayashi. Int : Ineko Arima, Tatsuya Nakadai, Ganjirô Nakamura, Mieko Takamine, Osamu Takizawa, Kôji Nanbara, Hisaya Itô, Minoru Chiaki (Japon, 1962, 102 mn).



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