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Delouche, Dominique (livre)
La Danse, le désordre et l’harmonie
publié le dimanche 23 janvier 2022

Souvenirs d’un dansomaniaque

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n° 408-409, été 2021

Dominique Delouche, La Danse, le désordre et l’harmonie, Orizons, 2020.


 


Le dernier livre du réalisateur ne traite pas de cinéma, mais de danse, et plus particulièrement du ballet classique, un monde qui n’a cessé de le fasciner depuis l’âge de onze ans.

Galaxie Lifar

En une trentaine de portraits écrits d’une plume légère, brillante et parfois acérée, Dominique Delouche fait revivre les figures l’ayant marqué durant un demi-siècle de danse, art qu’il découvre à l’Opéra de Paris, en pleine Occupation : "Il faut évoquer le climat, étonnant pour un enfant, de ce Palais Garnier en 1942. Dehors, le black-out. On se cognait dans les réverbères, mais dès le péristyle on accédait à un palais de conte de fées où brillaient toujours les marbres et les ors". C’est tout d’abord Serge Lifar qui le bouleverse, par son charisme sur scène, par le répertoire qu’il lui fait découvrir, par la troupe prestigieuse que le directeur de la danse sait parfaitement distribuer : "Lifar a apporté à l’Opéra l’héritage de Diaghilev, serré sur son cœur […] Il a créé, modelé comme dans la glaise une nouvelle race de danseuses. C’est son côté musagète. Et il a même transformé le public. Au spectateur, jadis frivole, il a inculqué la ferveur et la passion. En matière d’écriture, il a bousculé, basculé les angles droits de Marius Petipa et, peu soucieux des impeccables" cinquièmes", il a inventé des figures qui sont entrées dans le langage courant de la danse".

Subjugué, pour ne pas dire aveuglé par le personnage au point de l’exempter de toute responsabilité ou d’intelligence avec l’ennemi : "Narcissique impénitent, Lifar, au zénith de sa gloire pendant les années noires de l’Occupation, a été ébloui de sa propre image portée, magnifiée par des louanges et des privilèges empoisonnés".
Lorsque Dominique Delouche écrit qu’à la Libération, "son dossier était à peu près vide", il oublie de dire que le danseur fut jugé sans ambiguïté par le comité d’épuration après-guerre : "Monsieur Lifar, durant l’Occupation, a manifestement collaboré avec les Allemands, tant au point de vue privé qu’artistique". Écarté de l’Opéra, il put y revenir dès 1948, grâce à l’efficacité de ses soutiens (les danseurs qu’il avait mis en valeur, naturellement, des amis, comme Jean Cocteau, passés entre les gouttes, sans doute aussi le mari de son assistante Léone Mail, Robert Manuel, un ancien déporté qui avait échappé à l’extermination nazie. En 1959, lorsqu’après avoir été l’assistant de Federico Fellini sur trois films, non des moindres - le dernier en date étant La dolce vita  -, Dominique Delouche réalise son premier ciné-ballet, le court métrage en cinémascope noir et blanc, Le Spectre de la danse avec Nina Vyroubova, Serge Lifar, de nouveau écarté de Garnier, cette fois-ci par de Gaulle président, accepte gracieusement d’y jouer son propre rôle.

Génération Noureev

Parmi les nombreuses figures croisées aux cours des ans - Peretti, Plissetskaïa, Markova, Platel, Thesmar, Verdy, Haydée, Neumeier, Forsythe, Bausch, Balanchine, Robbins, Petit, Lancelot, Kramer, Lacotte, Béjart, Dupond, Guillem, etc. -, Dominique Delouche se focalise sur Rudolf Noureev dont il estime et relativise l’apport en ces termes : "Noureev restera avant tout le chef de troupe, instigateur d’une généalogie de danseurs d’un type nouveau […] les révisions des vieux ballets qu’il avait vus et peut-être dansés au Kirov furent une mine inépuisable pour les grandes compagnies qu’il visita. Ils sont tous de Petipa et témoignent d’un style qu’on pourrait dire "kitsch impérial". […] Jamais Diaghilev n’aurait osé montrer aux Parisiens de 1909 ces vieilleries qu’il considérait comme des fripes poussiéreuses".
Qu’on le veuille ou non, Rudolf Noureev et son successeur météorique Patrick Dupond (dont la bureaucratie de Garnier aura, littéralement, la peau) ouvrent le répertoire à des chorégraphes néoclassiques, modernes et même contemporains. Grâce à l’AROP, Dominique Delouche parvient à réaliser un long métrage désormais historique, Une étoile pour l’exemple qui sera présenté au Festival de Cannes, en 1988 ("année de la danse"), dans l’ancien palais, avant démolition.

On peut considérer que Yvette Chauviré fait le lien entre l’ère Lifar et l’âge d’or des années 80 où le ballet de l’Opéra, grâce aux élèves de son école de danse, supplante ce qui se fait de mieux au monde : le Kirov, le Bolchoï, le New York City Ballet.
Le film sur Yvette Chauviré réunit un échantillon d’étoiles ou de futures étoiles de cette époque : Élisabeth Maurin, Dominique Khalfouni, Isabelle Guérin, Marie-Claude Pietragalla, Monique Loudières, Florence Clerc, sans oublier… Sylvie Guillem. Il lui rend un hommage vibrant : "Rien de moins improvisé que l’art de Chauviré et toute la parabole étincelante de sa carrière n’est que ce travail sur soi pour arriver à une quintessence […] qui lui permettrait avec un minimum de moyens physiques de danser jusqu’à un âge plus que canonique. […] [son] style s’épurait ; elle grandissait en s’effaçant, en gommant l’anecdote, le pathos auquel les plus grandes divas n’ont pas résisté".

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma n° 408-409, été 2021


Dominique Delouche, La Danse, le désordre et l’harmonie, Paris, Orizons, 2020, 150 p., 20 €.



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