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Rouxel, Mathilde (livre)
Jocelyne Saab, la mémoire indomptée (2016)
publié le samedi 26 janvier 2019

par Robert Grélier
Jeune Cinéma n°380, mai 2017

Mathilde Rouxel, Jocelyne Saab, la mémoire indomptée, éditions Dar An-Nahar, 2016.


 


La réalisatrice Jocelyne Saab, femme téméraire et intrépide, engagée pour le droit à la vie à travers son travail, née libanaise dans une famille chrétienne, a toujours affronté les pires dangers pour produire ce qu’elle pensait être son droit, inventant ses propres formes, détournant les reportages que les télévisions lui confiaient en adoptant un langage personnel, intimiste parfois.
Plusieurs fois elle risqua sa vie. Menacée de mort et recherchée après Le Liban dans la tourmente (1975) et Les Enfants de la guerre (1976), interdite de séjour sur le territoire marocain après Le Sahara n’est pas à vendre (1977), elle échappe de peu à un enlèvement. Certains de ses films sont censurés, même dans son propre pays, ce qui ne les empêche pas d’être montrés à la tribune de l’ONU, ce qui fut le cas pour Le Sahara n’est pas à vendre.

En 2006, elle réalise Dunia, l’histoire d’une étudiante passionnée de poésie et de danse soufies, à la recherche de sensualité dans un pays, où, par l’excision de 97 % des jeunes filles, l’on interdit aux femmes le plaisir sexuel. Le film est alors censuré en Égypte et la réalisatrice condamnée à mort par les fondamentalistes. C’est pourquoi Jocelyne Saab définit son cinéma comme "un combat pour la vie, contre tout ce qui mutile, tente d’emprisonner, empêche de s’épanouir." Pour elle son travail est "une conquête du droit à raconter et à transmettre en toute liberté."

Comme Helma Sanders, elle débuta présentatrice de journal télévisée, pour très vite s’en échapper, embauchée par les chaînes de la télévision française, car elle est celle qui connaît bien le terrain, et d’abord sur les fronts égyptiens, libyens et palestiniens. Puis ce sera son pays natal : le Liban qu’elle décrit ainsi : "Dans ce pays noyé de contradictions où votre personnalité n’est jugée qu’en fonction de l’argent dont vous disposez et de liens oligarchiques, et où les réalisations, les performances ou les valeurs humaines sont mésestimées, voire méprisée." "Un pays toujours en déni de son passé" ajoute-t-elle parfois.

Pour Jocelyne Saab, il n’y a pas que les guerres montrées du côté des victimes, femmes et enfants surtout, il y aura la défense de ces derniers. Quant à l’égalité entre les deux sexes, la réalisatrice n’a pas sa langue dans sa poche pour répondre à une question saugrenue. Quand, en 1981, le journaliste Jean-Marie Cavada (1) lui demande si "être une femme journaliste est un avantage sur ses confrères masculins" et si "la guerre est plus dure pour une femme que pour un homme", Jocelyne Saab répond : "Quand on est sur les lignes de feu, qu’on est dans une ville qui est en train de se faire bombarder, je ne crois pas qu’il y ait de distinction entre homme ou femme." Ce même présentateur s’excusait, dans l’émission de télévision qu’il dirigeait, pour "la subjectivité du document." En s’arrogeant le droit de juger au nom de la chaîne qui l’employait, le journaliste niait à son interlocutrice sa liberté d’auteur. Son travail personnel est un appel à la confiance du spectateur. Une subjectivité, empreinte de vérité toutefois objective, lui donne accès aux écrans du monde entier. Dans chacun de ses films, elle refuse la passivité et le militantisme rigoureux, en prenant une position sincère et radicale. Rien de spectaculaire chez elle, qui privilégie le non-événement et l’être humain fait de chair et de sentiments. De cette géographie, naît une poésie qui répond à notre questionnement et notre réflexion.

À plusieurs reprises, on a eu le bonheur de rencontrer Jocelyne Saab, femme libre, déterminée, parlant de son travail sans emphase, comme si tout allait de soi. Jamais on ne l’a entendu se plaindre, ni énumérer ses difficultés de tournage ou de production. Elle a toujours été une femme engagée pour l’amour des autres, à travers SES images. On
la retrouve dans les pages de ce livre, telle qu’elle est, ivre de quarante ans de travail.
Hier déjà, elle affirmait son identité de femme libanaise vivant dans un pays aux confluents de toutes les religions et civilisations. Un Liban qui occupe une position géographique et politique stratégique. Aujourd’hui encore, elle n’a pas peur de crier sa subjectivité à ceux qui voudraient la faire taire. Toute son œuvre est un chant d’amour. Un chant, interprété par des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes, qui s’adresse à tous les persécutés, les mutilés des guerres fratricides. Un chant présent pour effacer les souffrances et donner de l’espoir.
Dans cette période où tout à chacun a son opinion sur l’Islam, il faut absolument revoir les films de Jocelyne Saab et cet ouvrage, repris d’une thèse universitaire, permettra d’y voir un peu plus clair.

Robert Grélier
Jeune Cinéma n°380, mai 2017

* Jocelyne Saab (1948-2019) est morte à Paris, le 7 janvier 2019.

1. Jean-Marie Cavada devenu depuis député européen, successivement sous les étiquettes UDF, Nouveau Centre, Nous citoyens et enfin Génération citoyens).


Mathilde Rouxel, Jocelyne Saab, la mémoire indomptée, Beyrouth, éditions Dar An-Nahar, 2016, 288 p.



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