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Béraud, Luc (livre)
Au travail avec Eustache (making of) (2017)
publié le jeudi 26 septembre 2019

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 381, été 2017

Luc Béraud, Au travail avec Eustache (making of), Institut Lumière/Actes Sud, 2017.


 


Le cinéma n’est pas un terrain d’élection pour les artistes hors normes. Ou bien ils s’autonomisent et s’épuisent, comme Jean-Pierre Mocky, ou bien ils deviennent des volcans éteints comme Jacques Rozier, avec parfois des réveils fulgurants comme Leos Carax.
Jean Eustache, par sa personnalité, ses films, son audience, est une des figures les plus représentatives du cinéaste non-calibré. Une filmographie produite de bric et de broc, où les documentaires paraissent joués et où les fictions sont précisément documentées. Une trajectoire interrompue brutalement (il se suicide, à 42 ans). Une œuvre confidentielle - ses deux longs métrages ont rassemblé, depuis 1974, 430 000 spectateurs, moins que La La Land de Damien Chazelle (2016) en trois jours à Paris. Et pourtant, il est entré debout dans la légende. Son ombre plane, comme elle a plané sur tous les "nouveaux cinémas" qui se sont succédé depuis sa disparition en 1981. Ce n’est pas un père célébré, comme Maurice Pialat, mais son cheminement souterrain est tout aussi important.

Sa carrière se résume à trois phases : dix ans de préparation (1963-1973), quatre ans de culmination (1973-1977), quatre ans de tâtonnements (1977-1981). Le tout constituant une œuvre non-étiquettable, presque entièrement fabriquée de façon expérimentale - chaque nouveau film représentant une expérience. Jean Eustache est un cinéphile décalé des années soixante, qui faisait son miel de tout, classiques reconnus et films obscurs, et qui, passé derrière la caméra, a su adapter son discours à ses moyens.
Pas de griffe auteuriste : Les Mauvaises Fréquentations (1964) et Le Père Noël a les yeux bleus (1966), auraient pu être signés Jacques Rozier ou Serge Korber (mais si !). Ses documentaires, La Rosière de Pessac (1968) et Le Cochon (1970), sont filmés comme Raymond Depardon filmera dix ans plus tard. Numéro zéro (1971) est un enregistrement de sa grand-mère, en plan fixe, comme avait fait Andy Warhol, faisait Jean-Marie Straub, et fera Gérard Courant.

Mais rien de ce qu’on connaissait de lui ne laissait prévoir le coup de tonnerre, par-delà le scandale cannois, que représenterait La Maman et la Putain en 1973. Les courageux qui tentaient le voyage (220 minutes en huis presque clos) en sortaient, les uns enragés, les autres convaincus d’avoir subi un décrassage de rétine inédit. Il y a peu d’exemples de film tombant comme une pierre d’on ne sait où, remettant à niveau tous les systèmes d’approche. Certes Jacques Rivette et son Out One avaient déjà atterri dans le champ voisin (pour la centaine de spectateurs qui l’avaient vu), mais celui-ci ne faisait que capter le chaos qu’il avait initié et laissé croître. L’inverse de Jean Eustache, qui refusait toute improvisation - nul besoin de connaître alors ses méthodes pour comprendre que des dialogues aussi composés ne pouvaient qu’avoir été écrits, réécrits et passés au gueuloir. Qu’ils puissent également tenir en bouche, c’était la magie du film, une magie que les visions successives n’ont pas fait disparaître et que les exégèses n’ont pas totalement élucidée depuis quarante ans - rien de pire qu’un film qui a livré tous ses mystères.

L’immense plaisir délivré par Luc Béraud tient au fait qu’il se garde de toute interprétation, métaphysique ou analytique. Comme le souligne son titre, il montre le travail avec le réalisateur au quotidien (1), dans la préparation et le tournage des films dont il fut l’assistant - les trois principaux titres de Jean Eustache, La Maman et la Putain, Mes petites amoureuses (1974) et Une sale histoire (1977). Témoignage sans égal de ce que représente précisément la fabrication d’un film, des premières lignes du scénario au montage ultime. Luc Béraud a vu se construire La Maman…, en familier du cinéaste, celui-ci lui passant les pages de dialogues au fur et à mesure de leur écriture. Écriture délicate, par la part d’intime qu’elle réclamait : la particularité de Jean Eustache est de n’avoir jamais écrit un scénario original, mais de s’être acharné à transcrire des situations qu’il avait vécues, heureuses - son enfance à Narbonne dans Mes petites amoureuses  -, ou compliquées - ses amours parisiennes dans La Maman et la Putain.

Mais la simple autofiction aurait été trop faible : ces situations, Jean Eustache tenait à les récréer décalées. Luc Béraud dresse (p. 34) le tableau de la valse, fort nourrie de perversité, entre personnes et personnages autour de Jean-Pierre Léaud (Alexandre / Eustache) : Bernadette Lafont (Marie) représente la compagne du réalisateur (dans la vie réelle), Françoise Lebrun (Véronika) incarne son autre maîtresse (toujours dans le réel), Isabelle Weingarten (Gilberte) joue une ancienne compagne (celle que, dans la vie, fut jadis Françoise Lebrun). Si l’on ajoute que la vraie "Marie" est la costumière du film, que la vraie "Véronika" apparaît dans une séquence et que le réalisateur lui-même passe un instant, jouant le nouveau mari de "Gilberte" (c’est-à-dire son ancien rival), on obtient un sac de nœuds de belle taille, propice aux psychodrames - d’où cette tension qui porte le film et n’est pas seulement due aux ressources du scénario (2).
Dans son souci obsessionnel de vérité, Jean Eustache met ses acteurs sous pression : Jean-Pierre Léaud doit filer ses monologues compacts sans louper une virgule (et lorsqu’on lit les dialogues, on comprend la performance), Françoise Lebrun doit reprendre à l’identique le phrasé de la Véronika originale. Tout ceci le plus souvent en une seule prise, dans l’urgence d’un tournage "tous risques", comme l’écrit Luc Béraud.

Tournage par ailleurs court (deux mois, entre mai et juillet 1972), pour un long métrage aussi démesuré, dans des conditions acrobatiques, avec une équipe réduite au minimum, à l’étroit dans l’appartement choisi (pas de décor reconstruit) et sans trop respecter les règles syndicales, enchaînant filmage de jour et de nuit, afin que les acteurs soient plongés dans des situations réelles - Jean Eustache les oblige même à boire de l’alcool lorsque le scénario l’a prévu. On comprend d’où provient cette impression de véracité profonde, même si biaisée par le regard de l’auteur. Luc Béraud, en premier assistant modèle, décrit précisément le quotidien, l’ambiance pas toujours facile, les difficultés d’une production artisanale, tenue à bout de bras et avec des bouts de ficelle par Pierre Cottrell - qui renouvellera le miracle pour assurer la bonne fin de Mes petites amoureuses  -, les comportements souvent difficiles, et c’est une litote, du réalisateur. Mais c’est un maître d’œuvre si particulier que toute l’équipe marche à son rythme et conduit le film à son terme.

Le succès critique (mais pas financier) obtenu par La Maman et la Putain n’a pas ouvert à Jean Eustache la voie royale du côté des producteurs "normaux". Et c’est de nouveau Pierre Cottrell qui va mettre sur les rails le film suivant.
Avec les mêmes difficultés, encore aggravées par un tournage de terrain, bien plus délicat à maîtriser à Narbonne que dans le 6e arrrondissement. D’autant que le cinéaste, en vertu de sa religion de l’exactitude tient à tourner dans les lieux mêmes de son adolescence (il s’agit là encore de reconstituer ses expériences propres) et prend très mal l’évolution desdits lieux. D’où les tracas, le mot est faible, connus par l’équipe, maigrement alimentée par un producteur qui descend chaque semaine de Paris avec des enveloppes, et parfois abandonnée par un réalisateur à éclipses. Mais le miracle est toujours là, l’ambiance reste solidaire et le film s’achève vaille que vaille. Notre déception avait été forte jadis devant Mes petites amoureuses, et faute d’avoir suivi la récente rétrospective Jean Eustache à la Cinémathèque, nous sommes restés sur cette impression. Mais Luc Béraud lui-même reconnaît les faiblesses du film, que quatre décennies de maturation n’ont pas effacées. S’il s’avoue "incompétent dans l’exercice périlleux de la critique", c’est à tort, car les deux pages (215 et 216) dans lesquelles il analyse les raisons de cet échec sont remarquables de finesse et de précision.

Jean Eustache, nous l’avions un peu connu, dans les hauts lieux alors fréquentés par les cinéphages parisiens, Studio-Parnasse et autres, avant qu’il ne devienne un cinéaste de référence, et, on peut l’avouer aujourd’hui, ses postures de timide agressif étaient souvent irritantes. L’admiration éprouvée ensuite pour ses films, dès Les Mauvaises Fréquentations, n’y changeait rien. Un culte, compréhensible, s’est peu à peu établi autour du cinéaste. On redoutait que le témoignage de Luc Béraud ne vienne ajouter une brique au monument hagiographique. Mais l’amitié et la fidélité ne sont pas forcément des œillères et n’interdisent pas la justesse d’éclairage. À travers ce livre admirable, le portrait de l’artiste en action est un des plus réussis qu’il nous ait été donné de lire. Au travail avec Eustache vient de décrocher le Prix du livre de cinéma, premier du nom, décerné par le CNC. Pour une fois que l’on peut saluer l’intelligence d’une institution…

Lucien Logette
Jeune Cinéma n° 381, été 2017

1. À l’image de l’ouvrage de François Thomas, Alain Resnais, les coulisses de la création (Armand Colin, 2016), magnifique exploration du travail, et rien que du travail, effectué par les collaborateurs du cinéaste.

2. Ce jeu fictionnel avec le feu déboucha sur un drame véritable, puisque la vraie "Marie" se suicida en cours de tournage.


Luc Béraud, Au travail avec Eustache (making of), Lyon/Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 2017, 272 p., 23 €



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