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Un vrai crime d’amour (1974)
de Luigi Comencini
publié le mercredi 13 avril 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°399-400, février 2020

Sélection officielle en compétition du Festival de Cannes 1974

Sorties les mercredis 13 novembre 1974 et 13 avril 2022


 


Les années 70 sont pour Luigi Comencini des années d’élection : de sa mini-série Pinocchio (1972) au Grand Embouteillage (1979), il n’y a rien à regretter, à l’inverse, dans la décennie précédente, de Don Camillo en Russie (1965) ou Les Russes ne boiront pas de Coca-Cola (1968), dans lesquels on ne retrouvait pas grand-chose du réalisateur de La Ragazza (1963) ou de L’Incompris (1967). (1)
Or, pour s’en tenir à la première moitié de la décennie, on le voit enchaîner L’Argent de la vieille (1972), Un vrai crime d’amour (1974) et Mon Dieu, comment suis-je tombée si bas ? (1974), trois titres complètement différents, entre fable sociale grinçante, mélodrame prolétarien et comédie audacieuse.
Pourquoi de ces trois films vus en leur temps, est-ce le deuxième qui nous avait laissé le souvenir le plus prégnant ? Sans doute parce qu’on n’en avait pas trouvé d’équivalent dans notre cinéma national, peu pressé de montrer des gens qui travaillaient de leurs mains, autrement que dans une perspective militante, comme dans Coup pour coup de Marin Karmitz (1972) ou dans Tout va bien de Jean-Luc Godard & Jean-Pierre Gorin (1972).


 


 

Or, il n’y a rien de militant dans Delitto d’amore, et c’est là que le film trouvait (et a gardé) sa puissance. Aucun discours démonstratif, aucun manichéisme : le patron de l’usine est un voyou, certes, mais cela tient à son rôle dans les rapports de production plus qu’à sa personne même. Il est mandaté pour créer des bénéfices, sale boulot qu’il exécute salement, rien de personnel. S’il est exécuté à la fin par Nullo, c’est pour des raisons de vengeance individuelle, en tant que responsable de la mort de Carmela, pas parce qu’il est le représentant de la classe ennemie.


 


 

Les compagnons de chaîne du héros n’ont rien d’idéal. Les réunions de cellule du PCI ne sont pas d’un haut niveau de réflexion théorique, et c’est sous le portrait de Gramsci que l’ouvrier sicilien refuse toute évolution du sort des femmes, juste bonnes à respecter les traditions. Nullo a conscience de la lutte à mener, mais c’est l’amour qu’il éprouve pour Carmela - "un ouvrier fait de la politique mais aussi l’amour", déclare-t-il à la cantonade - qui prédomine, et l’assassinat du patron n’est pas le fait d’un brigadiste mais d’un amant poussé au désespoir. Échappant à tout ce qui aurait pu dater, Un vrai crime d’amour demeure un des plus beaux mélodrames que l’on connaisse, justement parce que, tout en présentant la structure archétypale d’un mélo - amour contrarié trouvant son issue dans la mort -, il transcende constamment les situations convenues, et l’émotion qu’il transmet est de l’eau la plus pure.


 


 

Luigi Comencini n’a pas besoin d’éveiller la connivence du spectateur, tant les sentiments sont fortement sensibles. C’est l’émerveillement de l’amour triomphant, et, lors de la première scène de sexe, Stefania Sandrelli a le même regard que Sylvia Bataille dans Partie de campagne, lorsqu’elle va chavirer dans les bras de Darnoux. C’est aussi la rage contre les obstacles, bêtise familiale ou empoisonnement à petit feu. Ce qui étonne encore plus aujourd’hui, c’est l’actualité du contexte. Quarante-cinq ans ont passé, l’antagonisme entre le Mezzogiorno et l’Italie du Nord n’est pas effacé, même si d’autres éléments, l’immigration en tête, sont venus aggraver le problème. La condition prolétaire telle qu’elle était décrite ne s’est améliorée qu’en surface, les pseudo-besoins ont changé de forme mais pas de nature. Et surtout la pollution, qui a envahi notre univers, était déjà présente, et largement : voir l’écume répugnante qui recouvre l’eau sortie de l’usine et les ouvriers contaminés à mort par ce qu’ils manipulent.


 


 

Luigi Comencini ne dénonce pas, il montre simplement, façon d’enraciner son "histoire d’amour tragique, même avec des patates" (comme commente plaisamment Nullo) dans un cadre précis.

Stefania Sandrelli, on la suivait depuis 1961, et Divorce à l’italienne de Pietro Germi, et via Jean-Pierre Melville, Antonio Pietrangeli et Bernardo Bertolucci, on la savait capable de tout incarner. Elle nous le confirmera la même année de Nous nous sommes tant aimés de Ettore Scola jusqu’à La prima cosa bella de Paolo Virzi (2010) -, y compris une ouvrière sicilienne en rupture transfigurée par l’amour fou. Pas de surprise, donc devant sa prestation magnifique.


 


 

En revanche, Giuliano Gemma, c’était le petit Crios astucieux du chef-d’œuvre du second rayon Les Titans de Duccio Tessari (1962), ainsi que le double Ringo du même Tessari en 1965, pistolero autrement vivace que celui de Sergio Leone, mais guère plus : un visage, une aisance à se mouvoir, en péplum ou à cheval, comme bien d’autres. Luigi Comencini en a fait un working-class hero d’anthologie, parlant naturellement le langage de la revendication sociale, aussi juste devant ses machines que dans les gestes de l’amour. Le travelling final qui l’accompagne dans sa marche vers le patron qu’il va tuer est superbe, en forme de clôture d’un destin. Giuliano Gemma ne cessera pas de tourner jusqu’à sa disparition, en 2013, mais jamais il ne retrouvera un personnage aussi éblouissant.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°399-400, février 2020

1. "L’Incompris", Jeune Cinéma n°110, avril-mai 1978.

* En DVD + livret, chez Tamasa.


Un vrai crime d’amour (Delitto d’amore). Réal : Luigi Comencini ; sc : L.C. & Ugo Pirro ; ph : Luigi Kuveiller ; mont : Nino Baragli ; mu : Carlo Rustichelli ; déc : Dante Ferretti ; cost : Paola Comencini. Int : Giuliano Gemma, Stefania Sandrelli, Brizio Montinaro, Renato Scarpa, Cesira Abbiati, Rina Franchetti, Emilio Bonucci, Pippo Starnazza, Carla Mancini (Italie, 1974, 105 mn).



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