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Mocky, Jean-Pierre (1929-2019) (e) II
Rencontre avec Claude Benoît (1977)
publié le mercredi 4 mai 2022

Jean-Pierre Mocky et la profession

par Claude Benoît
Jeune Cinéma n°102, avril 1977


 


Le cinéma de Jean-Pierre Mocky est original à plus d’un titre. Les thèmes qu’il choisit, la manière qu’il a de les traiter, les conditions de production auxquelles il est confronté, au tournage, et avant le tournage : tout cela lui est personnel, ne se rapporte qu’à lui.
Il se définit lui-même comme un cinéaste indépendant et comme un artisan. Dans son esprit, cela veut dire qu’il n’a de comptes à rendre à personne au sujet de ses films.
Pour parvenir à cette liberté, il a fondé sa propre maison de production. C’est un point de départ. Cela ne lui donne pas, en effet, une indépendance financière totale. Il doit toujours se débrouiller pour trouver, d’une manière ou d’une autre, de l’argent pour tourner. Cette condition d’artisan, qu’il assume avec force, réclame une disponibilité de tous les instants. Jean-Pierre Mocky est attentif à tout ce qui touche à ses films, à tous les stades de leur réalisation. Lorsque l’un de ses films sort, tant à Paris qu’en province, il en suit lui-même la progression. Quand un spectateur, à Roubaix, à Lille, à Marseille, va ou ne va pas voir L’Ibis rouge, cela le concerne directement. Le film qu’il a envie de réaliser dépend un peu de celui qu’il vient de réaliser.
Pour tenir le coup, Jean-Pierre Mocky a besoin de la presse. Il a besoin qu’on prenne en considération son travail. Or, sur ce plan, il n’a jamais eu beaucoup de chance. Certaines de ses œuvres les plus originales (Snobs, La Cité de l’indicible peur) ont été des échecs complets. Des films qui ont obtenu un large succès auprès du public (La Grande Lessive, L’Étalon), ont été passés sous silence par la critique. L’intérêt, qu’ont pu susciter Solo et L’Albatros, est retombé avec Chut ! (sa comédie la plus moderne), L’Ombre d’une chance (son œuvre la plus personnelle), Un linceul n’a pas de poches (son film le plus ambitieux, et le plus complexe).

C. B.


Jeune Cinéma : Comment expliquez-vous que la critique officielle, qui ne s’était guère intéressée à vous, vous prenne désormais au sérieux ?

Jean-Pierre Mocky : Je crois que, pour une grande part, j’ai bénéficié des événements de Mai 68. Jusque-là, les cinéastes dans mon genre, on ne s’en préoccupait guère. On les laissait dans un ghetto. À partir de Mai 68, on a pris conscience que certains cinéastes étaient importants dans la mesure où, critiquant sans relâche la société actuelle, ils avaient un public. Parce que, dans le fond, pour les journaux, pour la grande presse, les gens qui venaient voir mes films, c’était tout de même des électeurs, et il fallait en tenir compte. À la longue, cela devenait bizarre : mes films remportaient un certain succès, et on n’en parlait pas. Après 68, les quotidiens et les hebdomadaires se sont mis à parler de moi sur plusieurs colonnes alors qu’auparavant iîs ne me consacraient que quelques lignes.
C’est Solo qui a débloqué la situation. On a alors reconnu officiellement que j’étais accroché à quelque chose de réel. Les utopies que je tournais avant n’avaient jamais été prises au sérieux. Parce que ce sont des films de caricature générale, sans date précise, on estimait que j’étais un cinéaste satirique comme les autres, c’est-à-dire réalisant des films ne reposant sur rien d’historique. Avec Solo, cela a changé, et plus encore avec L’Albatros. Puis brusquement, on s’est à nouveau désintéressé de moi, quand j’ai réalisé Chut !


 

À l’origine de ce film il y a un fait divers politique (l’histoire de la Garantie Foncière), dont les principaux protagonistes sont les petits épargnants et les requins de l’immobilier. Mais, comme il n’y a plus cette espèce d’aura romantique, que j’ai mise dans mes deux films précédents, le public a décroché.
Un linceul n’a pas de poches n’a pas été non plus bien accueilli. Là, c’est un peu différent. La presse n’a pas admis d’être attaquée comme elle a été attaquée dans mon film. Elle n’a pas accepté le personnage du journaliste que j’incarne, Dolannes. À ce propos, on peut relever une contradiction amusante. J’ai fait du journaliste Dolannes, un héros sympathique, et de son rédacteur en chef, un salaud. Or les journalistes, ayant peur de leur propre rédacteur en chef, ont fini par prendre la défense de leur patron. Ils n’ont pas, comme moi, dissocié le journaliste du patron. Au contraire, ils ont dit : "Un journaliste comme ça, sans patron, sans journal, cela n’existe pas. Nous on ne peut rien faire sans patron. Et comme on dépend de gens, qui ont des journaux et qui n’aiment pas le film, il n’est pas possible de le soutenir".


 

J.C. : Pour vous, c’est donc toujours le régime de la "douche écossaise" ?

J.P.M. : Oui. Je suis confronté au problème suivant. On m’a reconnu en 1970. L’année d’avant, en 69, la cinémathèque a rendu un hommage à mes films, ce qui n’était jamais arrivé. Jamais on n’y avait passé un film de moi. Brusquement, Henri Langlois les programme tous, et il estime même que Solo doit figurer à je ne sais quel palmarès. Solo est vraiment une plaque tournante dans ma carrière. Jusqu’en 1970 j’allais dans un certain sens. En 1970, j’ai basculé dans un autre sens, que je tente de redresser actuellement. J’ai cru qu’on pourrait parvenir à s’imposer, comme certains cinéastes américains ou italiens en variant, en faisant un sujet dur, une comédie. Comme Billy Wilder, par exemple, ou Otto Preminger. Or, en France, ce n’est pas possible.
Les gens en France, sont tellement cartésiens, tellement logiques, que lorsqu’un cinéaste fait quelque chose, il doit obligatoirement refaire la même chose dans son prochain film.
En France, l’industrie du cinéma est faite de telle manière que les dirigeants, les financiers, les distributeurs voient d’un bon oeil un type qui monte, pas à pas, toujours dans la même direction, qui s’établit, en faisant toujours la même chose, en mieux évidemment. Pour eux, c’est l’idéal. Un type imprévisible, qui passe son temps à changer de sujet, ils s’en méfient. Avec L’Albatros, on m’avait reconnu. Et puis j’ai dégringolé avec Chut ! J’ai fait ce film pourquoi ? Parce que j’avais envie de le faire, et surtout de le faire comme ça.
Si demain, je fais un film érotique, ce n’est pas parce que je suis gagné par la mode, mais parce que j’ai envie de faire un film érotique pas comme les autres. Je sais qu’on n’accepte pas cela. Ainsi, admettons que je réalise un film fantastique ou un film de science-fiction, on ne m’invitera pas à Avoriaz, parce que je suis catalogué une fois pour toutes comme un auteur de comédies méchantes.


 

J.C. : Mais, même à l’intérieur du genre, la comédie, vous bouleversez les règles. En voyant Chut ! en assistant à la poursuite dans les studios d’enregistrement, si les spectateurs ont hurlé, ce n’est pas de rire.

J.P.M. : Il y en a quand même qui ont ri. En tout cas, j’ai voulu faire rire, à partir d’une poursuite lente, ralentie, répétitive. Dans un film comique il peut y avoir deux sortes de poursuites. Soit une poursuite très rapide, à la Mack Sennett, avec des voitures qui se tamponnent et ainsi de suite, soit une poursuite lente. Dans ce dernier cas, c’est très intéressant, parce que le spectateur a le temps d’analyser le comique de la situation, et de savourer la dérision des personnages. Les gens sortent généralement d’un film où ils ont bien ri, en disant : "C’est idiot" et "Quel con, celui-là", à propos du héros. Le spectateur réagit ainsi, parce que dans la salle, il n’a pas eu le temps d’analyser la scène, de s’identifier au personnage. Que Chut ! ne marche pas, auprès du grand public, c’est normal, car le grand public, dès qu’il commence à comprendre que c’est lui qui est visé, a une attitude de refus, d’autodéfense. Dans les films comiques "normaux", on le dépeint aussi, mais à cause de la bonhomie du personnage, de la rapidité de l’action, il n’a pas la possibilité de se rendre compte de la médiocrité du personnage, qui est en fait son reflet. C’est différent quand le cinéaste décortique la séquence. Ce que Billy Wilder fait dans Spécial première, à mon avis, est exemplaire. Il crée une atmosphère et, en même temps, il donne au spectateur le temps d’apprécier dans le plein sens du terme, ce qui se passe.


 

J.C. : Le jeu des acteurs est également très particulier dans vos films.

J.P.M. : Je crois que les acteurs jouent dans mes films, comme ils aimeraient jouer d’ans les autres films qu’ils tournent. Ce sont eux qui demandent à travailler avec moi. Au départ, je ne les connais pas, nous ne sommes pas des amis. Je ne connaissais pas Francis Blanche. Je ne connaissais pas Michel Serrault. S’ils ont pris plaisir à travailler avec moi, c’est parce qu’ils concevaient le cinéma de la même manière que moi.


 

J.C. : Vous travaillez souvent avec les mêmes scénaristes. Avec André Ruellan, par exemple, qui a signé les scripts de L’Ombre d’une chance et de L’Ibis rouge, comment cela s’est-il passé ?

J.P.M. : André Ruellan, c’est d’abord un ami. C’est un écrivain de qualité qui n’écrit pas seulement pour une question d’argent. Chez les écrivains de cinéma, actuellement, on trouve un drôle d’état d’esprit. Les scénaristes, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, ne voient que le profit : "Combien de temps, combien d’argent ?" En fait, ils ne vous le demandent pas comme cela. Au début, ils vous passent de la pommade, ils vous disent : "Je suis très flatté de travailler avec vous". Mais ensuite, cela revient toujours à "Combien de temps ? Combien d’argent ?". André Ruellan, Alain Moury, Claude Veillot, ce sont des gens pour qui l’argent compte, bien sûr (et ils ont été payés), mais pas uniquement. J’occupe une situation difficile. Je suis à la fois auteur et financier, metteur en scène et producteur, puisque personne ne veut produire mes films. Enfin, je n’ai pas d’argent à moi. J’en trouve pour mes films, et je le redistribue entre mes collaborateurs et moi.
Avec les acteurs, c’est souvent la même chose. Quand un acteur travaille avec moi, il ne travaille pas dans les mêmes conditions qu’avec les autres cinéastes. Il le sait, il fait un choix.


 

Bourvil disait : "Mocky, vous faites votre film, vous ne me payez pas, vous ne me paierez que si le film marche. Je prends un risque en tournant avec vous, mais j’accepte ce risque". En fait, je n’ai pu tourner mes films que dans la mesure où je les réalisais au prix réel de revient. Par exemple, je vais voir un producteur pour qui un film avec Michel Simon, Michel Serrault, Michel Galabru, plus le réalisateur, cela coûte 200 millions. Je lui dis que je fais le film pour 130 millions. Il réfléchit, il pense : "Il y a Simon, Serrault, Galabru, Mocky, et ça va coûter 70 millions de moins, je marche", et il marche. J’ai toujours été ainsi obligé de travailler en dessous du prix.


 

J.C. : C’est une position inconfortable ?

J.P.M. : C’est une position curieuse. Honnêtement, je dois dire que j’ai quand même toujours bien gagné ma vie. Mes films ne coûtant pas cher, je suis mon propre maître. Je ne peux donc pas dire que je suis un malheureux, ni même un cinéaste maudit, mais je suis triste parce que je sens qu’un jour je ne pourrai plus tenir le coup. Je ne sais pas très bien ce que je vais faire.

Propos recueillis par Claude Benoit
Jeune Cinéma n°102, avril 1977



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