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Taviani, Vittorio (1929-2018) & Taviani, Paolo (né en 1931) (e)
Entretien avec Andrée Tournès (2004)
publié le samedi 31 janvier 2015

Rencontre avec les Frères Taviani
À propos de La San Felice
Jeune Cinéma n°291, septembre-octobre 2004


 


Jeune Cinéma : Confrontés à un roman-fleuve, comme le livre de Alexandre Dumas et ses 1500 pages, comment, et pourquoi élaguez-vous pour réduire une œuvre à trois heures ?

Paolo Taviani : Plus ou moins comme pour Résurrection, où le problème s’est posé devant ce livre énorme. En ce qui concerne La San Felice, nous avons éprouvé une grande émotion en lisant le livre, et surtout, en pensant à ce que pourrait être notre film. L’émotion était liée à l’histoire de deux couples, celui de Luisa et Salvato, et celui du roi et de la reine. Nous avons compris que le film serait ainsi lié à l’histoire de Naples, une histoire peu connue, ignorée même à l’école. Nous sommes allés de l’avant, racontant notre idée, en gardant du livre ce qui servait cette idée. Éliminer ce qui ne servait pas, dans ces 1500 pages dont la lecture avait été si plaisante, ne nous a posé aucun problème.


 

Nous avons privilégié l’histoire d’amour, et l’autre, celle de lady Macbeth - "La reine est une sorte de lady Macbeth" écrit Alexandre Dumas - et de son mari. L’histoire de Naples et de sa révolution de 1798 a été un des événements fondamentaux de l’histoire italienne. En Italie, personne ne la connaît. C’est à partir d’elle qu’est née l’idée de nation. Il y a eu un gouvernement - bien sûr avec l’aide des Français - et une Constitution. La république, née après la Seconde Guerre, n’a été qu’une libération, due aux partisans mais surtout à l’occupation américaine.

Vittorio Taviani : Et ce qui nous a plu, c’est que cette histoire a duré exactement six mois, comme la relation amoureuse de Luisa et Salvato. Ce n’est pas une réduction. Une fois trouvée la manière de construire notre idée, on suit sa route et on prend ce qui peut nous servir. La dernière partie, de toute façon, est inventée.
Ce qu’éprouve la reine pour la San Felice, c’est la haine pour ceux qui ont décapité sa sœur, Marie-Antoinette, haine qu’elle a reportée sur toutes les femmes qui soutiennent la révolution. Haine et désir de vengeance. Et à cela s’ajoute un élément féminin, la compétition dans la beauté. C’est ce qui explique la séquence de Luisa, applaudie dans sa nudité sur une scène de théâtre, lorsqu’elle est unie à un révolutionnaire. Ce personnage nous a intéressés. En arrivant, elle s’était liée à Naples, à son idée de la liberté ou à sa curiosité intellectuelle, mais après la mort de sa sœur, elle en fait une arme de vengeance.
Dans notre film, c’est une femme d’une grande force, d’une grande violence, d’une grande énergie, mais quand un sentiment est extrême, il entraîne son contraire. La reine dans son angoisse subit une phobie, elle a peur de la nuit et invoque sa mère, dans la scène où son amie lady Hamilton la fait se reposer. C’est une petite fille qui dit "Maman, j’ai peur". Il nous semble que notre actrice a rendu avec force ce personnage.

J.C. : Mais le personnage du roi, lui aussi, à sa manière, a une très grande force ?

V.T. : Le roi, c’est le personnage que nous avons le plus aimé au moment du tournage. C’est l’acteur qui a porté le personnage. Paolo Solfrizzi n’est pas napolitain, mais c’est un méridional au fait de la culture napolitaine. Il a apporté une certaine invention à son personnage. Ce roi est un minable et conscient de l’être. Il pense à son peuple et il a l’œil de son peuple. C’est le seul qui dise la vérité. Il explique qu’un peuple ne peut aimer un roi tel que lui, mais il ne peut être que ce qu’il est.


 


 

J.C. : Mais c’est aussi un personnage ambigu, dont on ne sait jamais s’il ne joue pas un rôle.

P.T. : L’élément théâtral est fondamental pour ce personnage.

V.T. : Paolo Solfrizzi est un acteur de cabaret, il a aussi joué dans des séries télévisées que nous n’avons pas vues. Son ironie vient de ses prestations de cabaret.

P.T. : Nous l’avons connu de manière particulière, on ne savait même pas qu’il existait. On l’avait vu dans El Alamein, le film de Enzo Monteleone (2002). Le film nous a plu et nous sommes allés voir son agent. "Il est formidable, cet acteur dramatique", - "Comment dramatique ? C’est un acteur de cabaret !". Si vous vous souvenez du film, il jouait le lieutenant. On lui a fait faire des essais sur tous les passages forts de l’histoire, et ça a marché merveilleusement.


 

J.C. : Il a ce geste violent quand il refuse la grâce de Luisa que lui demande sa belle-fille au nom de son premier-né, et qu’il lance le nouveau-né comme un paquet de linge sale. C’est dans Dumas ou ça vient de vous ?

V.T. : C’est dans Alexandre Dumas. C’est un acte brutal, sans médiation. Du théâtre.

P.T. : La brutalité dans le film, nous l’avons sentie comme une opposition à l’histoire d’amour. La séquence de pendaison et celle de la décapitation sont brutales. Pendant le tournage, nous étions conscients que le public attendrait cette fin. La double mort de Luisa et celle de Salvato, c’est la clé du film. Nous avons toujours travaillé avec des acteurs soit de théâtre comme Gian Maria Volonté ou Omero Antonuti, soit de cinéma comme Marcello Mastroianni ou Lea Massari. Mais nous avons pour principe, alors que nous sommes issus du néoréalisme, de ne jamais utiliser des acteurs pris dans la rue. Nous prenons des acteurs de petites troupes théâtrales, de Sicile ou de Toscane, comme pour La Nuit de San Lorenzo (1982). Tous sont des acteurs, en ce sens que dans la vie, ils font par exemple le maître d’hôtel, et le soir, ils vont jouer. Ce sont des gens qui, comme nous, sont passionnés par le spectacle. Beaucoup de nos acteurs, comme c’est le cas des acteurs français, jouent au théâtre et au cinéma.


 

J.C. : Et celui qui joue le cavalier San Felice ?

P.T. : Lui, c’est Mariano Rigillo, un très grand acteur de théâtre. (1)

V.T. : Un personnage douloureux. Mais Laetitia Casta et Adriano Giannini n’ont jamais fait de théâtre. Laetitia Casta a joué dans quelques films, Adriano Giannini, lui, a été, avant de jouer, assistant-opérateur. Pour La San Felice, nous avions besoin d’un visage, d’un personnage dont on tombe amoureux à première vue. Un visage attirant, mais aussi très simple. Nous n’avions pas besoin d’une actrice comme Stefania Rocca, qui a joué dans Résurrection, une actrice postmoderne. Il nous fallait un personnage qui, par sa seule présence, son sourire, son regard établisse une communication. Une simplicité qui vous fait sombrer dans la passion. Salvato la voit, se retrouve amoureux, c’est sans avant et sans après. Salvato, lui aussi devait être très beau. "On l’aime, dit une femme du film, il est fort et extrêmement doué. Ces acteurs, dès qu’on les voit, on se dit "émotion".

P.T. : On s’est dit, on va lui faire faire un essai, et on verra bien... On lui a donc fait faire des essais très difficiles, elle a dû réciter des scènes très complexes, très dramatiques, qui ne sont pas dans le film. On s’est dit : "Bon, ça ne va pas". Mais Laetitia Casta est une personne très intelligente. Elle a compris ce que nous sommes et ce qu’était le personnage, et nous avons réalisé, tout doucement, que l’amour et la douleur se reflétaient dans sa totale simplicité. On a décidé de la prendre, tout en sachant que ce serait difficile, parce qu’elle n’avait que peu d’expérience professionnelle. Il lui a fallu travailler énormément, pas en direction d’une grande représentation psychologique, mais dans une représentation phénoménologique, fondée sur ce qu’elle est.

V.T. : Je dois ajouter qu’au début, elle était terrifiée. Elle a eu très peur et voulait partir dès le premier jour. Mais en parlant longtemps avec nous, elle s’est laissé convaincre de faire le film. Elle s’est jetée dans le travail avec une passion et un dévouement assez stupéfiants. Paolo parle de cette simplicité, mais cette simplicité a quelque chose de mystérieux.


 

J.C. : On peut penser qu’elle avait quelque chose de Marie Gillain dans Les Affinités électives ?

V.T. : Marie Gillain avait plus conscience de son métier. C’est une professionnelle.

J.C. : Pour en revenir au théâtre, pouvez-vous expliquer cette grande place qu’il prend dans l’intrigue ? La cour a son théâtre, les Jacobins le leur. Mais votre mise en scène aussi relève du théâtre. Le point de vue me semble être celui du balcon, de haut et de biais. Et juste avant l’arrivée des personnages, vous cadrez un espace vide.

P.T. : Nous ne nous sommes pas posé la question de la vérité historique, nous voulions avant tout faire sentir l’enthousiasme révolutionnaire.

V.T. : Vous parlez du point de vue du balcon, mais, au cours des années, nous nous sommes aperçus que nos toutes premières impressions de théâtre, quand, tout enfant, nous allions au Mai musical de Florence, nous les avions reçues au premier rang du parterre, devant une scène horizontale.
Et nos espaces aussi sont horizontaux, parce que ces paysages, comme les personnages qui les habitent, ont un rapport avec la nature, et ce rapport de l’individu à la nature, c’est la clef de la question que nous posons sur la vie.


 

J.C. : On voudrait encore vous poser deux questions, peut-être provocatrices. Il me semble que le cinéma, actuellement, n’arrive pas à représenter le présent. Vous l’avez fait de manière directe dans Les Subversifs (1967), Le Pré (1979) et Tu ridi (1998) mais maintenant vous situez vos récits dans le passé.

V.T. : Vous savez bien que nous parlons toujours du présent, mais à travers la médiation du passé. Nous avons su parler de manière très vivante de la vie, mais le faire maintenant entraînerait trop d’équivoques. Il faudrait définir le contexte, donner trop d’explications. À un certain moment, il faut revenir en arrière. C’est le cas aujourd’hui, et cela n’a rien à voir avec Berlusconi. Nous sommes des raconteurs d’histoires, mais, même si elle est liée à l’aujourd’hui, nous préférons, comme l’écrivait Luigi Pirandello, que le passé nous apporte en "germe" l’histoire d’aujourd’hui. Nos histoires naissent du mystère. Raconter l’aujourd’hui nous angoisse, alors, ce n’est pas un refus, mais nous préférons le faire indirectement. Et l’autre question ?


 

J.C. : Elle est proche de la première. À revoir tous vos films, on y décèle beaucoup de vous, mais jamais directement. Ce pourrait être un chapitre nouveau dans votre travail ?

V.T. : Luisa Sanfelice, pour nous, veut avoir la cadence, le rythme et les suggestions d’une ballade populaire, qui justement commence à la manière d’une fable, avec les visions d’une magicienne paysanne. Visions prémonitoires, qui inaugurent l’histoire des deux amants qui pourront s’aimer le temps bref et brûlant d’une révolution qui, en six mois, cherche l’impossible et finit dans le sang.
Mais une révolution qui prépare la voie à la naissance de l’Italie du Risorgimento. Scènes imaginées et fantastiques, faits de chronique objectifs, personnages qui ont vécu en réalité, mais projetés dans la dimension de l’imaginaire populaire. Tout cela dans un rythme qui refuse toute pause, qui rejoint, dans leur diversité, les récits populaires, l’opposé de l’allure pesante et de longue haleine du roman de Alexandre Dumas - par ailleurs sympathique.
C’est en cela que réside la nouveauté dont vous parlez à propos de La San Felice, qui pourtant se présente comme un nouveau chapitre du roman cinématographique que nous continuons à raconter. Et cette fois aussi, ces massacres entre puissants et peuple, et entre le peuple et lui-même, se réfèrent à une histoire d’hier, mais naissent d’une angoisse actuelle. Pourquoi le carton final "19 ans plus tard" ?... C’est parce que, comme dit le maître des maîtres, William Shakespeare, "sur une scène jonchée de cadavres, on doit faire apparaître Fortinbras qui ouvre une spirale de lumière là où est tombée l’obscurité et le silence".

P.T. : À l’âge que nous avons, une autobiographie serait une hagiographie. Je crois que nous ne la ferons jamais. Les autobiographies sont intéressantes quand elles sont faites par un jeune cinéaste. Un jeune apporte sa vie, comme un capital inconnu, toute une réalité nouvelle, un vécu qu’il veut raconter, neuf pour lui, neuf pour nous. La force de la nouveauté lui permet de réaliser son film, tac.
À un âge avancé, je pense que la médiation de l’intelligence comporte de gros risques - celui, en parlant de soi, de faire le grand singe de soi-même. Même avec habileté, même avec ironie. Ce n’est pas que nous manquions de force. Notre rapport à notre histoire, à celle du monde, fait que nous pouvons et nous devons parler du présent. Nous le ferons à travers des personnages jeunes, mais toujours représentés indirectement. Ce qui est authentique, c’est le sentiment qui nous pousse en avant.

V.T. : C’est en revoyant nos films qu’on a une idée de ce que nous sommes.

J.C. : Bien sûr, et on ne pensait pas à votre vie privée, mais plutôt à un retour sur vos méthodes de travail. Dans les documentaires ou dans les entretiens que vous donnez. Valentino Orsini parle beaucoup de votre travail, vous, non ?

P.T. : Nous sommes plus… sauvages.

J.C. : Plus Toscans ?

Propos recueillis par Andrée Tournès
Pesaro, juillet 2004
Jeune Cinéma n°291, septembre-octobre 2004

1. Mariano Rigillo, qui a fondé une troupe de vingt-cinq personnes, présente actuellement Titus Andronicus à Costia Antica, un spectacle sanglant et cruel. Il prévoit, pour le Piccolo de Milan, L’Avare de Molière.


La San Felice (Luisa Sanfelice). Réal, sc : Paolo Taviani & Vittorio Taviani, d’après le roman La San-Felice d’Alexandre Dumas (1863) ; ph : Franco Di Giacomo ; mont : Roberto Perpignani ; mu : Nicola Piovani. Int : Laetitia Casta, Adriano Giannini, Cecilia Roth, Marie Baumer, Emilio Solfrizzi, Mariano Rigillo (Italie-France, 2004, 200 mn).



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