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Combat ordinaire (le) (2014)
de Laurent Tuel
publié le mercredi 15 juillet 2015

par Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

Sortie le mercredi 15 juillet 2015


 


Entre 2004, parution du tome 1, et 2010, recueil des quatre tomes publiés, Le Combat ordinaire, la bande dessinée de Manu Larcenet a trusté les récompenses et les Grands Prix, d’Angoulême à Genève. (1)


 


 


 

Lauriers largement mérités : il s’agit d’un des plus fortes séries du genre, où la simplicité du dessin s’allie à la simplicité (apparente) de l’argument, stricte description d’un personnage sans mystère, Marco, 30 ans, photographe de guerre, qui traverse une crise existentielle grave.

Il se retire de la mêlée, retourne au pays et entre en lui-même dans uns solitude volontaire. Dans cet autre environnement qui semble calme, il fait des rencontres, plus rares donc plus intenses, et encore plus tourmentées : son père, sa mère, ses amis d’enfance, une femme, un voisin, son passé à lui, les passés des autres devenus Histoire, le présent de tous. La guerre, qui, extérieure, lui était devenue insupportable, il doit l’affronter intérieurement, avec l’aide d’un psy épisodique, donc pratiquement seul au front.


 


 

Cette histoire banale, Larcenet la transforme en une aventure étonnante, malgré l’austérité affichée : graphisme laconique, récit monocorde, monologues intérieurs (nombreux) présentés en àplats sans vagabondages lyriques. Le refus de tout pathos, la retenue des sentiments accentuent l’inventaire ainsi établi des malheurs inévitables et débouchent sur une émotion rare. Toute une génération s’est reconnue en Marco : celle qui, au moment de devenir adulte, voit et entend non seulement ce qu’est la condition humaine en général, mais aussi les horizons bouchés et les hauts murs de son époque à elle, le 21e siècle qui se profile méchamment. Et elle acquiesce et encaisse sans broncher.

Le problème du passage de la page à l’écran était relativement simple, Dargaud n’étant pas Marvel, ni Marco Ant-Man : il convenait d’obtenir l’accord de l’auteur (d’abord un peu réticent - on ne confie pas son blues à n’importe qui sans un minimum de précautions) -, de tailler un chemin pertinent dans les trois premiers albums, de trouver des acteurs plausibles pour incarner les quelques personnages, tout en nuances et sentiments implicites. Et surtout ne pas trahir l’original, en conservant la bonne distance, en évitant l’apitoiement sur les tracas personnels de cet anti-héros. Question de modulation.


 


 

Opération réussie.
Laurent Tuel, qu’on a connu parfois moins inspiré par les scénarios qu’il tournait, a réussi son coup, réalisant une adaptation pas indigne de son modèle, en assumant le pari d’une narration sans ligne dramatique autre qu’une succession d’événements à peine significatifs.
C’est proche de ce qui faisait le "réalisme" du théâtre du quotidien des années 70. Mais, en ce temps-là, sans que ce soit dit, les enfants de Brecht sous-entendaient une mise en mouvement du tableau immobile, prise de conscience, révolte, révolution, indignation, le mouvement de l’histoire était possible. 

Dans les années 2000 de nos trentenaires, à travers le regard de Marco-Duvauchelle, l’encéphalogramme est plat et la seule issue, c’est un chemin aux couleurs mêlées de résignation et de reddition. À 30 ans, c’est un peu tôt. 
Si on remonte dans le temps, on peut peut-être plutôt rapprocher l’ensemble de la Neue Sachlichkeit allemande des années 20, née d’une guerre et courant vers une autre, son cynisme froid et sans fard ni avenir.


 


 

On peut voir le film sans avoir lu la BD. 
Sans orgues ni trompettes, sans déco ni bavures, il provoque une grande émotion, au moins chez les plus âgés qui savent ce qu’est le temps long, étale, celui qui passe. Les rapports au père, la maladie qui gagne, la perte de la conscience ouvrière, la mémoire qui flanche, l’ombre des guerres, celle d’Algérie surtout, ça donne aux anciens des larmes sèches qui ont de la tenue, ça se passe, dans le corps, ni vu ni connu, au niveau du plexus.

Il faut dire que Tuel s’appuie sur des comédiens bien choisis.
Nicolas Duvauchelle d’abord, tout à fait capable de jouer les violents incontrôlables et les doux névrosés, que l’on imaginait cependant moins en Marco que d’autres, Raphaël Personnaz ou Swann Arlaud par exemple, mais qui est parfait dans le rôle.


 

Ensuite, Olivier Perrier et Liliane Rovere, seconds plans parmi les plus solides du cinéma français : lui, quarante films et téléfilms depuis Les Camisards de René Allio, il y a quarante-trois ans et un long passé théâtral ; elle, avec son métier éblouissant, qui a sauvé tant de films grâce à sa seule apparition.


 

Et les autres, André Wilms, Maud Wyler, ont les tons et les visages nécessaires à cette musique spéciale de la routine à la fois douce et douloureuse qui mène à la mort.

Le film n’a pas eu le même succès que la BD.
Ce n’est pas du cinéma à la mode, et il n’a pas trouvé son public, qui sans doute, n’était pas le même que celui de Larcenet. 
Il faut de la bouteille, et un sacré courage, pour cheminer de façon empathique aux côtés des enfants perdus. Et les vieux ne lisent pas forcément les BD qu’ils devraient…

Lucien Logette
Jeune Cinéma en ligne directe

1. Le Combat ordinaire (2003) ; Les Quantités négligeables (2004) ; Ce qui est précieux (2006) ; Planter des clous (2008), Dargaud, 2003-2008. 
Le film de Laurent Tuel s’inspire des trois premiers tomes. L’intégrale est parue en 2010 sous le titre général du premier album, et a été rééditée en 2014.

Le Combat ordinaire. Réal : Laurent Tuel ; sc : L.T. d’après les albums de Manu Larcenet ; ph : Thomas Bataille ; mont : Stéphanie Pélissier ; mu : Cascadeur. Int : Nicolas Duvauchelle, Olivier Perrier, Liliane Rovere, Maud Wyler, André Wilms, Fabienne Babe (France, 2014, 100 mn).

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