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Watkins, Peter (né en 1935)
Watkins, le rebelle
publié le samedi 15 janvier 2005

par Christian Zimmer
Jeune Cinéma n°294, janvier-février 2005

Au festival de La Rochelle, en juillet 2004, a eu lieu un hommage à Peter Watkins (né en 1935) : "Le K Watkins".


"Je suis un cinéaste en liberté surveillée", déclare Peter Watkins, qui, devant le public du festival de La Rochelle (25 juin-5 juillet 2004), n’a pas mâché ses mots : s’il doit faire des films comme ceux des autres, il préfère en rester là. Car il y a des jours où il a honte d’exercer ce métier.

Peter Watkins est un rebelle.

Mais sa rébellion est d’abord dirigée contre le cinéma lui-même. Contre toutes ses exigences commerciales, à commencer par les plus légitimes, à savoir la durée d’un film. Watkins ne consacre que dix-sept minutes - mais fulgurantes - à l’insurrection de Budapest et l’éphémère gouvernement d’Imre Nagy (The Forgotten Faces, 1960), mais, à partir d’un événement unique (la visite de Ronald Reagan au Québec), nous propose dix montages différents d’un matériau pratiquement immuable, chaque version représentant une heure trente de projection (Le Voyage, 1983-1986).
La Commune (2000) invite à une réflexion historique et politique s’étendant sur cinq heures quarante-cinq de projection, et Le Libre Penseur (1994) cisèle en quatre heures trente la figure complexe de cet autre rebelle, August Strindberg.

Sans doute Watkins perçoit-il le lien, en général insoupçonné, qui existe entre durée standard et scénario standard, tous deux contribuant à l’instauration d’une même forme culturelle imposée. Si le cinéma est l’art le plus codifié qui soit, c’est que cette codification est indispensable à l’exploitation, que le cinéma est le produit artistique le plus coûteux qu’on puisse imaginer, l’art industriel par excellence (la notion de genre, plus qu’une réalité esthétique, est peut-être une "commodité" en rapport avec l’exploitation).
Mais Watkins pourrait avancer aussi que le métrage fait partie du projet qu’il revêt pour le créateur la même nécessité que le contenu. S’il en résulte que l’œuvre, dans son état final, est inexploitable, c’est là un risque à courir, risque affronté par tout artiste.

La rébellion de Watkins n’aurait pourtant pas grand sens si elle se limitait au cinéma et n’était pas seulement l’un des aspects d’un refus adressé à l’ordre (ou plutôt au désordre) du monde dans ce qu’il a de plus général : l’indignation watkinsienne est globale, comme l’est peut-être toute indignation réellement sincère et profonde.
Le cinéaste dit non à la mondialisation, au primat du nucléaire, à l’asservissement de la culture à l’argent, à la soumission de l’information aux lois du marché.
L’information est l’une de ses principales cibles (seul domaine, il est vrai, où il se laisse entraîner à quelques simplifications et excès). Pour Watkins, elle est devenue synonyme de mensonge ou de mystification, et dans presque tous ses films, il s’interroge avec inquiétude sur son avenir. Les médias sont aujourd’hui une des armes du pouvoir totalitaire, et la spectacularisation, le ludisme qui affectent pratiquement tous les secteurs médiatiques n’ont pas pour seule finalité de masquer l’horreur du réel : information et course aux armements sont complices. Lagardère et technologies de mort même combat, va jusqu’à dire l’auteur de La Bombe.

À l’information, il va donc opposer l’Histoire et la pédagogie.
L’Histoire est moins menteuse que l’information, car elle n’est pas aux mains de l’argent, du pouvoir économique, des puissances industrielles. Encore que le système puisse la récupérer pour la neutraliser, comme l’atteste le sort réservé à La Commune, tourné pour la télévision : la "Semaine sanglante", à 3 h 30 du matin, c’est réserver le savoir sur l’événement à une dérisoire poignée de privilégiés, trahir l’Histoire, à la limite l’occulter. Aussi - il ne s’en cache pas - Watkins ne sépare-t-il pas l’Histoire de la pédagogie. La première sans la seconde est une nouvelle mystification. L’Histoire est une problématique (1) et pas seulement une narration.

Ce qui explique la forme si originale mise au point par le cinéaste et pour laquelle la critique a inventé l’expression de docu-fiction.
Mais il s’agit de bien autre chose que du simple mélange de deux genres (en admettant une catégorisation, à laquelle visiblement Watkins ne croit pas), opération qui, du reste, se révèle plus théorique que vraiment réalisable.
Le documentaire, c’est une certaine façon de filmer obligatoirement au présent, la fiction une certaine façon de filmer nécessairement du passé. Et c’est cela qui intéresse Watkins : filmer au présent pour supprimer toute distance entre le regard et l’objet. Il inverse la logique traditionnelle des films historiques. Alors que le cinéma, art du présent, montre ce qu’il ne peut raconter (les rêves, certaines nuances de la pensée ou du sentiment, le souvenir), l’Histoire raconte ce qu’elle ne peut montrer.

Watkins adapte donc le narratif de l’Histoire au présent monstratif du cinéma, au lieu d’adapter le présent-cinéma à la narration-Histoire.
Ajoutons qu’il donne au temps filmique une légère accélération, qui contrevient au réalisme, mais contrebalance l’effet de pesanteur de toute reconstitution du passé (cette accélération est particulièrement sensible dans La Bataille de Culloden et The Forgotten Faces). Watkins veut montrer l’Histoire. En faire quelque chose de concret (tout récit est abstrait, le monstratif est concret).

Dans Le Libre Penseur, il n’y a pratiquement plus de narration. Le film dédaigne tout fil conducteur de caractère biographique, et se construit par accumulation de brèves scènes signifiantes de souvenirs traumatiques répétés lorsque le sens l’exige. En même temps, l’accent est mis sur l’implication inévitable de l’historien dans l’Histoire : ces vignettes dramatiques nous touchent comme autant de regards personnels portés par celui-ci sur son objet, comme l’expression discontinue d’une subjectivité assumée, celle d’un Moi plongé au sein de l’Histoire sans prétention à la maîtrise.
Le document est souvent là pour mémoire, et n’est pas utilisée à des fins de reconstitution. Celle-ci n’est pourtant pas absente de l’œuvre, mais elle concerne surtout l’environnement social (les cénacles d’écrivains conservateurs discutant le livre de Strindberg, Le Peuple suédois, la naissance du féminisme, le chômage et la misère poussant à l’émigration aux États-Unis), la dimension collective qui, comme le réalisateur semble le juger avec raison, fait appel à un imaginaire moins voyant que celui qui est requis par la recomposition d’une figure individuelle.
Et Watkins lui-même n’hésite pas à se mettre en scène et à croiser le fer, par-dessus les années, avec des contemporains de l’auteur de Mademoiselle Julie. (Inutile de dire que tout cela déplut souverainement à la télévision suédoise, qui avait commandé l’ouvrage et interrompit le financement. Watkins reprit le projet plus tard avec d’autres partenaires).

L’Histoire et le présent sont en somme les deux faces d’une même réalité, d’une totalité qu’il faut essayer d’approcher, sinon de restituer tout à fait. D’où cet aspect à première vue déconcertant de la pédagogie watkinsienne : le cinéaste sort systématiquement du sujet. La bataille de Culloden, qui vit l’écroulement des rêves d’indépendance de l’Écosse, inspire à l’auteur un rapprochement avec la guerre du Viêt-Nam. Dans The Seventies People (1975), magnifique film-enquête sur les suicides d’adolescents au Danemark, l’image de ces enfants si beaux, si propres, si blonds, mais au regard désespéré, cède soudain la place à une autre image, celle d’enfants au regard tout aussi désespéré, mais si maigres, si sales, si noirs : c’est la famine en Ethiopie ("Je me sens comme un petit coin de désert", dit l’un des jeunes Danois ramenés à la vie : quelle extraordinaire "correspondance" !).

La Commune ne cesse de nous transporter dans la France d’aujourd’hui : l’occupation de l’église Saint-Ambroise par les sans-papiers, la place des immigrés dans la société actuelle (les spahis algériens avaient rejoint les Communards), la prise de parole des Mai 68. La Commune, film réaliste sans décors (tourné dans des entrepôts et ateliers désaffectés), film qui use de manière presque provocante de l’anachronisme (les télévisions versaillaise et communarde), film qui fait de l’espace théâtral le lieu même de l’Histoire, un lieu de parole, film qui associe étroitement l’acteur à la création en lui demandant de juger son personnage, son rôle, de parler de sa contribution conçue comme une improvisation libre précédée d’une longue préparation, s’inscrit tout entier dans le moment présent et pose la question : Qu’est-ce qu’un Communard aujourd’hui ?.
Watkins fait du reportage historique, il travaille, "dans l’urgence", comme on le dit maintenant à propos de n’importe quel film, une matière qui n’appartient qu’en apparence à un temps révolu, inactuel, à ce temps qui engendre nostalgie, attendrissement ou séduction rétro. Le passé de La Commune s’éclaire du présent comme le présent s’éclaire par lui. On comprend dès lors ce que le cinéaste dit de son œuvre : "Faire un film sur la Commune, c’est traiter indirectement du système de l’enseignement".
Watkins ne craint pas de se poser en éducateur, en recourant aux procédés les moins discrets : pour ménager les pauses de la réflexion chez le spectateur : Le Voyage est entrecoupé à intervalles réguliers de plans noirs de deux minutes et demie annoncés par un coup de marteau…
La fragmentation à l’extrême est aussi une voie d’accès à la totalité. Qu’on n’aille pas croire cependant que Watkins ne sait pas bâtir une fiction dans la plus pure des traditions.
Les Gladiateurs (1969), sorte de vision moderne du combat des Horaces et des Curiaces, est tout à la fois une narration classique d’une rigueur implacable, allégorique de bout en bout, et un spectacle d’un réalisme irréprochable (le film est parlé en quatre langues, selon la nationalité des personnages).
Force de frappe (1976), qui dénonce la politique nucléaire du Danemark, à propos duquel est prononcé le mot de "fascisme" (aboutissement de toute faillite de la démocratie), est une fable politique de la force de La Bombe et de Punishment Park. Ce sont des fictions, mais des fictions-colères.
Et - il ne faut pas s’en étonner -, les autorités n’ont pas manqué de réagir défavorablement à la sortie du second de ces films.
Watkins nous l’a confié : il avait quitté la Grande-Bretagne pour les pays scandinaves, pensant y trouver plus de liberté pour s’exprimer.
Et il y a rencontré les mêmes difficultés que dans son pays natal.

Christian Zimmer
Jeune Cinéma n°294, janvier-février 2005

1. Ce n’est pas là adopter les thèses révisionnistes. Ce qu’il importe de problématiser, ce sont seulement les rapports des événements entre eux.

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