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Caven, Ingrid (née en 1938)
Concert au Goethe Institut, 6 novembre 2015
publié le dimanche 8 novembre 2015

D’autres temps, d’autres voix

par Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe


 
Photo©Nicolas Villodre

Comme votre site préféré vous l’avait annoncé, Ingrid Caven s’est produite le vendredi 6 novembre 2015 sur la scène de l’auditorium du Goethe Institut, invitée par Gisela Rueb pour couronner le cycle cinématographique qui lui était consacré.

Entourée de ses techniciens habituels, Antoinette Maslak aux lumières et Roland Girard à la sono, elle nous a donné un récital déjà mémorable en interprétant 23 titres d’auteurs très différents en même temps que proches, grâce surtout à son compositeur fétiche, Peer Raben, le musicien attitré de Fassbinder et l’interprète de très nombreux de ses films. Jay Gottlieb, le pianiste qu’on sait, accompagnait la diva.

Après un début de mise en voix, sur une bande (à base de cuivres) préenregistrée, avec Der Abendstern, sur un texte de Hans-Magnus Enzensberger, la comédienne chanteuse a retrouvé ses marques, soutenue par le tact et l’empathie de Gottlieb.
Dès la deuxième chanson, Die Frau in Schwarz, la tonalité était trouvée, l’amplitude était là comme la nuance.

Avec Chambre 1050, chanson titre de son album de 1999 (dont le parolier est Jean-Jacques Schuhl ainsi que, excusez du peu, Oscar Wilde et James Joyce), dont elle a interprété huit morceaux, la partie était gagnée.

Les chansons sont de style très contrasté, cela va du Sprechgesang à la lecture poétique en passant par la marche, les vocalises dodécaphoniques, les onomatopées style Schwitters, le répertoire "rive gauche".

Nana’s Song de Brecht et Weill donne une intensité dramatique musicale au message transmis. Nous sommes dans l’univers de George Grosz. Saccadée, la gestuelle rappelle La Canaille, le numéro de la pantomime de Valeska Gert.


 

Shanghai de Morelle et Robitschek, frivolité jazzy qui contraste avec le fatum de la fille de joie, insiste sur un autre aspect du cabaret allemand des années 20, non plus le côté politique ou social, mais exotique.

Suit un autre mythe, celui des sixties new-yorkaises.
Lors d’un séjour en compagnie d’Ingrid au Chelsea, Fassbinder écrivit en anglais un texte pour elle, Vendredi à l’hôtel, que Raben mit en musique sur un rythme de tango.
Avec Each Man Kills the Thing He Loves, le refrain de la Ballade de la geôle de Reading, le chant se fait délicat, les accents presque celtiques. Rappelons que, pour Querelle, le cinéaste en confia l’interprétation non à son ex-épouse, mais à Jeanne Moreau qui le fredonne de sa voix sèche de fumeuse, sur une cadence, plus vive, de piano-bastringue.

Seelandschaft mit Pocahontas de Arno Schmidt (tiré d’un texte qui valut à son auteur, dans les années 50, un procès pour obscénité), est psalmodié façon Pierrot lunaire, avec force suraigus.

American Bar nous téléporte du Berlin de la jungle des villes au Saint-Germain-des-Prés existentialiste.

Un Sex’n and Fax farcesque, chanté couchée à même le plancher, laisse poindre ce que certains peuvent prendre pour du cabotinage et qui n’est qu’un des signes de la démesure du personnage Caven.

Destinataire inconnu est la chanson ironique et rétrospective d’une femme qui ne s’en est jamais laisser conter.

Après une pause, retour en fanfare sur un texte de Schuhl mixant hiéroglyphes et Dora Maar, intitulé Un rêve, suivi de Blue Liz (dont la partition fait une brève allusion à la Lettre à Élise) et Hall d’hôtel.

Puis Ingrid rend hommage à Joyce et Cage en reprenant, après Brian Eno, The Wonderful Widow of Eighteen Springs tandis que Gottlieb utilise le bois du piano comme une simple caisse de tambour.

Abendlied, une berceuse de Brahms qui a endormi (et endort encore) chaque petit Allemand, est, chanté presque a capella, un retour au drôle d’âge d’or de son enfance.

On passe sans transition aux paradis artificiels avec un des morceaux les plus connus, Polaroïd cocaïne, clin d’œil à certains titres du Velvet Underground.

La version du Ave Maria de Gounod (d’après Bach) est d’anthologie, transformant la Vierge en la Heilige Nutte (à laquelle, comme chaque cinéphile le sait, il convient de prendre garde).

Après le sexe et la drogue, il ne manquait plus que le rock’n roll : Elvis cite Are You Lonesome Tonight ? une des plus belles ballades du King.

La Valse des rimes poursuit la veine comique, dominante en seconde partie de soirée, qui permet à l’artiste de mettre les rieurs de son côté et le public dans sa poche.

Après un retour aux choses sérieuses et une version indépassable de La Complainte de Mackie Messer, où elle se donne totalement, comme chanteuse et comme grande interprète visuelle, Ingrid Caven conclut par La la la une des mélodies les plus limpides de Raben, une rengaine où la nostalgie est mise à distance.

Le tour de chant - un tour de force autant que de magie - s’achève sous les rappels.

Nicole Gabriel
Jeune Cinéma en ligne directe (novembre 2015)

Goethe Institut, concert de Ingrid Caven, auditorium, 6 novembre 2015.


 
Photo©Nicolas Villodre

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