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Tavernier, Bertrand (livres)
Amis américains (2008-2019)
publié le dimanche 13 octobre 2019

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°398, décembre 2019

Bertrand Tavernier, Amis américains. Entretiens avec les grands auteurs de Hollywood, nouvelle édition enrichie, établie par Thierry Frémaux, Institut Lumière / Actes Sud, 2008.


 


"Vaste, fastueux, des lunettes avec un vrai regard derrière, perpétuellement distrait, volontiers goguenard, toujours en cavale avec quelques anecdotes, merveilleusement à l’aise dans sa passion du cinéma. C’est un garçon qui ne se raconte pas, que je crois très naturellement heureux comme d’autres sont aussi naturellement maladroits, catastrophiques."
C’est ainsi qu’il y a trente ans Yves Martin, poète et cinéphile, décrivait Bertrand Tavernier. (1)

Vaste et fastueux : les épithètes peuvent resservir pour qualifier l’ouvrage monumental qu’il vient de signer, avant que l’on découvre sur les écrans, d’ici quelques mois, In the Electric Mist son adaptation du roman de James Lee Burke. (2)

On pourrait s’en tenir au quantitatif et s’ébaubir devant la performance : un millier de pages, presque autant de photographies, cinq kilos de papier et carton, sans doute le plus lourd usuel en un volume de l’histoire de l’édition cinématographique.
Cependant le but des éditeurs n’était certainement pas d’inscrire Amis américains au Guiness Book of Records, ni de muscler les avant-bras des cinéphiles, race réputée chétive, mais de fournir aux nouveaux amateurs un ouvrage de référence, celui publié en 1993 sous le même titre étant épuisé - phénomène rare pour un livre de cinéma. Plutôt qu’une réédition tranquille, à l’identique, comme Vilo ressuscitant la série Ramsay Poche, Bertrand Tavernier et Thierry Frémaux, animateurs de la collection coéditée par l’Institut Lumière et Actes Sud, ont choisi l’aventure, en refondant totalement l’original, comme le montre la comparaison avec la version princeps, pourtant déjà imposante : 150 pages d’entretiens supplémentaires, présentations des cinéastes neuves, analyses revues et parfois corrigées (3), filmographies complétées, maquette subtile, photographies (absentes dans l’édition 1993) pleine page. Posé à côté de ce parpaing flamboyant, notre exemplaire ancien, annoté et corné par de multiples usages, semble désormais un tapuscrit pirate, ronéoté sous le manteau.

Rappelons ce qu’était, à l’origine Amis américains  : un recueil des entretiens réalisés par Bertrand Tavernier avec des cinéastes et des scénaristes hollywoodiens, entre 1961 - date où il cesse d’être uniquement un consommateur forcené de pellicule pour devenir attaché de presse - et 1973 - date où il tourne son premier long métrage.
Des cinéastes choisis, certains géants reconnus, comme Ford, Huston ou Kazan, certains moins admis à l’époque parmi les grands, Hathaway, Wellman ou Boetticher, d’autres qui n’éveillaient alors l’intérêt que des fanatiques du premier rang, mais dont le statut a depuis bien changé, Edgar Ulmer, Jacques Tourneur ou Roger Corman.
Et des scénaristes, catégorie très peu considérée, la "politique des auteurs" n’ayant pris en compte que les réalisateurs et pas ces obscurs fournisseurs d’histoires. Interroger Sidney Buchman, Edward Chodorov ou Carl Foreman était une démarche peu partagée, mais essentielle pour une connaissance véritable de l’usine hollywoodienne.

Les choix opérés par Tavernier étaient l’illustration d’une cinéphilie nouvelle, inaugurée à l’aube des années 60 par de jeunes fanatiques, regroupés dans quelques lieux, salle de la Cinémathèque rue d’Ulm, cinémas Mac Mahon et Studio-Parnasse, ciné-club Nickel-Odéon, et caractérisés par une gloutonnerie visuelle tous azimuts, un désir illimité de découvertes et une volonté de vérifier sur pièces les certitudes alors transmises.


 

On a oublié aujourd’hui, où l’on sait tout sur tout, où une pression sur le mulot donne accès à des centaines de milliers de filmographies presque toujours exactes, où chaînes câblées et dévédéthèques permettent de balayer un siècle de cinéma, qu’à une époque pas si lointaine les films n’étaient accessibles que de façon aléatoire, que l’on pouvait rêver trente ans sur un titre et qu’il fallait souvent se fier à des historiens qui travaillaient sur leur seule mémoire. Tout ce qu’il était possible de voir était à inventorier. Le torrent ne charriait pas que des pépites, le culte du "mauvais goût sublime" dominait parfois et certaine soirée du Nickel-Odéon vouée à Shirley Temple (en VF !) pèse encore dans notre souvenir. Mais comme le rappelle Tavernier dans l’entretien-préface, cette cinéphilie était sans exclusive : elle englobait Ingmar Bergman et Douglas Sirk, Federico Fellini et Vittorio Cottafavi, Jacques Rivette et Claude Autant-Lara, Allan Dwan et Louis Daquin.

Cette curiosité, on la retrouve à l’œuvre au fil des entretiens, tous passionnants, même (et surtout) lorsqu’il s’agit d’étoiles de seconde grandeur, comme Tay Garnett, André De Toth ou Richard Quine, ou d’astres naissants, comme Robert Altman en 1972. Tavernier a une connaissance précise du parcours de chacun de ses interlocuteurs, réalisateurs ou scénaristes blacklistés, ce qui lui permet de creuser profond (les questions posées à John Huston sur ses scénarios des années 30, par exemple), et de les présenter de façon pertinente - l’analyse au millimètre de l’œuvre de Henry Hathaway pour prouver qu’il s’agit bien d’un auteur et non d’un fabricant est un modèle du genre…
Dommage qu’il n’ait pu ajouter au tableau les quelques noms qu’il avoue regretter, Henry King, Stuart Heisler ou Edmund Goulding - la guirlande eût été encore plus réjouissante.

En 1993, le monde hollywoodien décrit par Amis américains était encore proche ; quinze ans plus tard, ne survivent que les seuls Roger Corman et Stanley Donen, dont on apprend avec stupeur qu’il considère Chantons sous la pluie comme "un très mauvais film". (4)

Pour que le monument n’ait pas l’allure d’une nécropole et montrer que cette pratique de la cinéphilie n’était pas qu’un exercice muséal, il fallait avoir recours à des forces vives, des cinéastes pour qui le cinéma américain ne commence pas avec les dix dernières années du 20e siècle. Tavernier aurait pu interroger Martin Scorsese ou Francis Coppola, il a choisi Joe Dante, Alexander Payne et Quentin Tarantino, trois auteurs très différents (rien de commun entre Sideways d’A.P. et Kill Bill de Q.T., entre autres), unis par la même passion - parfois furieusement perverse : la défense et illustration de William Witney (les connaisseurs apprécieront) par Quentin Tarantino évoque les sectateurs de Lesley Selander d’il y a cinquante ans.
Mais leur connaissance et leur amour du cinéma, ancien et nouveau, ont de quoi rassurer : la flèche n’est pas émoussée, le flambeau est encore vivace. Il reste quelques beaux jours. En attendant, on peut passer l’hiver au coin de la cheminée, en savourant sans modération ce superbe monstre.

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°398, décembre 2019

* Ce texte est paru la 1ère fois dans La Quinzaine littéraire n°982, 15 décembre 2008, sous le titre Hooray for Hollywood !.

1. Yves Martin, "La valise de Jean Aurenche", in Un peu d’électricité sous un grand masque noir, Cherche-Midi, 1978. Yves Martin (1936-1999), malgré sa trentaine de titres publiés et le Prix Apollinaire en 1991, est demeuré un poète pour le petit nombre - une place à son nom a cependant été inaugurée à Villeurbanne, sa ville natale, il y a quelques jours.

2. Dans la brume électrique (In the Electric Mist) de Bertrand Tavernier, est sorti en 2009. In the Electric Mist with Confederate Dead de James Lee Burke (1993) est paru en français sous le titre Dans la brume électrique avec les morts confédérés, traduction de Freddy Michalski, Paris, Payot & Rivages, 1994. Réédition, Paris, Payot & Rivages, 1999.

3. Bertrand Tavernier est un des rares historiens à pratiquer le repentir, en reconnaissant ses erreurs. Voir les différences de points de vue entre les deux bibles, Jean-Pierre Coursodon & Bertrand Tavernier, 30 ans de cinéma américain, Éditions Omnibus, 1970 et 50 ans de cinéma américain (1991), actualisé en 1995. À quand les 70 ans ?

4. Roger Corman est né le 5 avril 1926. Stanley Donen (1924-2019 est mort le 21 février 2019.


 


* Bertrand Tavernier, Amis américains. Entretiens avec les grands auteurs de Hollywood, nouvelle édition enrichie, établie par Thierry Frémaux, Institut Lumière / Actes Sud, 2008, 996 p., 824 photos. Prix 1993 du meilleur livre français sur le cinéma attribué par le Syndicat français de la Critique. Épuisé.

** Bertrand Tavernier, Amis Américains. Entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood, réédition avec une préface inédite, L’amour du cinéma m’a permis de trouver une place dans l’existence, suite des discussions entre B.T. et Thierry Frémaux. Version paperback, 1008 pages, 400 illustrations.

*** Le texte de l’entretien entre Bertrand Tavernier et Thierry Frémaux est également disponible en petit volume indépendant (10x19cm, 96 pages).



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