home > Livres & périodiques > Livres > Sportisse, Michel (livre)
Sportisse, Michel (livre)
Mauro Bolognini, une histoire italienne (2020)
publié le mercredi 17 novembre 2021

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°406-407, printemps 2021

Michel Sportisse, Mauro Bolognini, une histoire italienne, éd. Le Clos Jouve, 2020.


 


Jean A. Gili a décrit ici il y a peu (1) la carrière de Mauro Bolognini et l’importance du cinéaste. Mais il n’a peut-être pas assez insisté sur l’injustice de la majorité de la critique à son égard au long de cette carrière. Car s’il existe un réalisateur italien peu considéré, c’est bien lui. Certes, la rétrospective offerte par la Cinémathèque française en novembre 2019 a réjoui ses amateurs, confrontés pour la première fois à la vision globale d’une œuvre découverte, pour les plus anciens d’entre nous, au fil de la sortie de films, et pas toujours dans l’ordre chronologique : la preuve en est la révélation, en 2019, d’un inédit de 1977, Gran bollito, aka Black Journal.
Mais auparavant ? La critique spécialisée, depuis le début des années soixante, avait fait son travail, mais sans enthousiasme débordant. Les Garçons (1959) et Ça s’est passé à Rome (1960) avaient été vus comme une extension italienne de notre Nouvelle Vague, La Viaccia (1961), bien que salué pour sa splendeur visuelle, avait, pour beaucoup, réveillé les fantômes du calligraphisme, Agostino (1962), malgré le renom de Alberto Moravia, n’était pas sorti, La Corruption (1963) avait attendu trois ans avant d’être présenté, etc.
Alors que les grands réalisateurs italiens, Federico Fellini, Luchino Visconti, Vittorio De Sica, étaient identifiables par leur griffe, Mauro Bolognini, lui, échappait à la grille de lecture. Était-ce le même cinéaste qui transfigurait la Rome nocturne, recréait l’étouffoir d’une société sicilienne à la sexualité archaïque - Le Bel Antonio (1960) -, ou offrait un portrait exaltant d’une femme libre au 18e siècle - Mademoiselle de Maupin (1966) ? Qui, classé comme "esthète", se mêlait, avec Metello (1970), de retracer les luttes des ouvriers du bâtiment dans la Florence de 1900 ?

De cette difficulté à être commodément répertorié résultait une évidence - passer si aisément d’un genre à l’autre, mélodrame, film social, drame politique ou mondain, n’est pas signe d’un auteur. La preuve : aucune monographie ne lui avait été encore consacrée et l’ouvrage de Michel Sportisse est le premier à ouvrir la brèche.
Le livre est court, publié dans la même collection que sa précédente étude sur Ettore Scola (2) et l’auteur en précise d’entrée (p. 12) la modestie et "les limites éditoriales fixées". Peut-être modeste par sa taille, 150 pages de texte, mais pas par son acuité et la finesse de son approche. Michel Sportisse ne perd pas de temps ni d’espace en digressions ou délayages : si l’étude n’est pas exhaustive - il choisit de n’aborder précisément qu’une vingtaine de titres -, elle est extrêmement fouillée et accompagnée d’un appareil de notes érudites, cent trente-huit exactement, qui occupent plus de vingt pages. (3)
Les titres examinés ne sont pas forcément les plus connus : quatre pages sur Chronique d’un homicide (1972), ou huit pages sur Liberté, mon amour (1975), magnifique film que les fans de Claudia Cardinale chérissent. Mais il ne s’agit pas pour l’auteur d’insister sur les aspects les moins traités pour prouver qu’il maîtrise son sujet dans les coins. Ses choix sont justifiés : s’il est demeuré lointain (on ne l’a découvert qu’en 2009, en DVD), Chronique… est un film aussi puissamment inscrit dans son époque que ses contemporains des années 1970. Quant à Liberté, c’est le seul film clairement politique de Mauro Bolognini, portrait d’une insoumise à travers les années du fascisme et qui vaut qu’on s’y arrête longuement.

Avec raison, sont regroupés les films partageant une tonalité analogue : du début des années 60 - Les Garçons et Ça s’est passé à Rome, tous deux scénarisés par Pier Paolo Pasolini (qu’on peut considérer comme plus proches de son univers d’écrivain que ses propres films) - aux drames bourgeois du milieu des années 70 - La Grande Bourgeoise et Vertiges  -, via le diptyque "social" qui ouvre la décennie 70, Metello et Bubu de Montparnasse. (4)

Michel Sportisse nous livre une analyse fouillée, appuyée sur une connaissance de la littérature italienne qui lui permet de juger la manière dont Mauro Bolognini et ses divers scénaristes (dont Vasco Pratolini) ont adapté les œuvres les plus célèbres, Alberto Moravia pour Agostino, Italo Svevo pour Senilità, ou Vitaliano Brancati pour Le Bel Antonio ou les inconnus des lecteurs français, comme Mario Pratesi pour La Viaccia, Mario Tobino pour La Grande Bourgeoise, et Gaetano Carlo Chelli pour Vertiges. Car si la critique a privilégié les qualités esthétiques du réalisateur, au point de le réduire à un metteur en images, on sait, depuis l’entretien que Jean A. Gili avait inséré dans son ouvrage de référence (5), que celui-ci avait travaillé au scénario de la plupart d’entre eux, et que ses options de mise en scène étaient raisonnées - on n’adapte pas Italo Svevo comme Théophile Gautier ou Alexandre Dumas fils. (6)

Mauro Bolognini fut, bien plus que d’autres grands cinéastes parmi ses contemporains (Vittorio De Sica excepté), un remarquable directeur d’acteurs et plus précisément d’actrices, du duo Rossana Schiaffino-Elsa Martinelli des Garçons au duo Laura Antonelli-Monica Guerritore de La Vénitienne (1986).
Claudia Cardinale (quatre titres), Catherine Spaak, Gina Lollobrigida, Ottavia Piccolo, Valentina Cortese, Isabelle Corey, Lea Massari, c’est toute une guirlande d’interprètes féminines qu’il a utilisées de façon superbe. En avoir dressé la liste (cinquante-sept noms qui font rêver, p. 125-126) est une idée qu’on souhaiterait voir appliquée plus souvent. (7)
L’hommage de la Cinémathèque aura-t-il apporté à Mauro Bolognini une remise en perspective correspondant à sa véritable dimension ? On aimerait en être certain. On attend des éditions en DVD de films encore peu accessibles ou inconnus, et que les programmes des chaînes du câble, Ciné+ ou OCS, explorent son œuvre de façon plus large (quatre titres proposés ces sept dernières années). En attendant, les amateurs trouveront leur compte dans ce livre et les néophytes une excellente introduction au voyage.

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°406-407, printemps 2021

1. "Mauro Bolognini, au-delà du style", Jeune Cinéma n° 399-400, février 2020.

2. "La Rome d’Ettore Scola", Jeune Cinéma n° 399-400, février 2020.

3. Des notes qui sont parfois de véritables développements parallèles : ainsi, la note 137, à propos de Agostino (1962), non abordé ailleurs,

4. Pour nous, les deux plus grands films du cinéaste. Michel Sportisse a raison de souligner que "avec plus de succès que Luchino Visconti, car son goût est infiniment plus sûr et plus subtil, Mauro Bolognini s’est employé à tirer les conséquences esthétiques et morales du calligraphisme des années 40" (p. 73).

5. Jean A. Gili, Le Cinéma italien. Entretiens, coll. 10/18 n° 1278, UGE, 1978.

6. Respectivement, Mademoiselle de Maupin (1966) et La Dame aux camélias (1981) - même si Michel Sportisse montre (p. 114) comment Mauro Bolognini s’est plutôt inspiré de la véritable héroïne, Alphonsine Plessis, que du personnage de la pièce de Alexanre Dumas fils.

7. À défaut d’un index des noms cités - mais on sait que les éditeurs renâclent devant toutes ces pages inutiles…


Michel Sportisse, Mauro Bolognini, une histoire italienne, coll. Sprezzatura, Lyon, éd. Le Clos Jouve, 2020, 160 p., 24 €



Revue Jeune Cinéma - Mentions Légales et Contacts