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Mamma Roma (1962)
de Pier Paolo Pasolini
publié le mercredi 6 juillet 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°93, mars 1976

Sélection officielle de la Mostra de Venise 1962

Sorties les mercredis 7 janvier 1976, 16 octobre 2013 et 6 juillet 2022


 


Voici donc retrouvé le film maudit de 1962, qui fit scandale au Festival de Venise et inaugura la série d’interdits que l’Italie des Pharisiens lança contre Pier Paolo Pasolini. Mamma Roma était son second film, paru entre Accattone (1961) et, dans Rogopag, le sketch de La ricotta (1963).


 

Dans les trois films même décor : la zone de Rome. Mêmes personnages de sous-prolétaires. Même dialecte : le dialecte des faubourgs romains qu’on jugea, à l’époque, vulgaire, et qui est, en fait, poétique et inventif. Même style également, un style que l’auteur qualifiait lui-même de naïf, style de cinéaste néophyte s’essayant à un langage nouveau. Pour filmer la marche à la mort du souteneur Accattone, du figurant Stracci et d’Ettore, le jeune fils de Mamma Roma, P.P. Pasolini recourait à une technique qu’il définissait comme celle de la "sacralité" : "Sacralité, frontalité, et donc religion". (1)


 

Il ne s’agissait pas, comme il le précise en réponse à des jugements hâtifs sur l’aspect christique de son œuvre, de conception religieuse, de sens du tragique, de destin fixé d’avance, mais de procédés de prises de vue : "Filmer un souteneur du Pignello comme une architecture romane ou un personnage de Masaccio". S’il y a une religion dans Mamma Roma, c’est par l’usage constant du plan fixe et frontal. Il transforme le repas de noce paysanne en dernière Cène, la ville blanche vue de la zone en pays "au-delà des mers, où l’on ne peut aller", et, quand Ettore meurt en prison, sur la table de contention, la caméra glisse trois fois doucement le long du corps lié en croix pour s’arrêter sur un plan pris en raccourci qui évoque Mantegna.


 


 


 

Le jeu superbe de Anna Magnani, la présence des gens du peuple - paysans, sous prolétaires des faubourgs et petits marchands des quatre saisons -, l’emploi d’acteurs non professionnels pour jouer la bande des garçons, le personnage d’Ettore interprété par un débutant, tout cela donne au film la marque néoréaliste. Rarement a-t-on vu au cinéma des gestes aussi authentiques, aussi peu conventionnels que ceux d’Ettore, sa démarche, ses mines fières quand il devient serveur, ses rares sourires à la mère : une réalité que P.P. Pasolini connaissait, non en intellectuel qui analyse de son bureau, non en cinéaste-touriste qui explore les bas quartiers, mais en homme qui aimait "existentiellement" le monde paysan et qui suivait depuis dix ans sa détérioration.


 


 

Mais néoréalisme aurait signifié aussi refus de la dramatisation, une certaine nonchalance de rythme qui laisse les gens vivre sous le regard de la caméra. Ici, la réalité des paysages et des corps est un matériau d’une construction très rigoureuse et simple où la campagne et la ville, c’est-à-dire le monde paysan et le monde bourgeois, figurent les deux pôles de la vie d’Ettore. Mamma Roma arrache son fils à son monde à lui, croyant l’intégrer au monde bourgeois auquel elle rêve d’accéder.


 


 

Et le film, loin de surgir des hasards du tournage, apparaît comme le double cinématographique de textes antérieurs ou contemporains du film qui tous racontent l’histoire de jeunes "transplantés". Ettore avec son front bombé, son visage buté, ses coups d’œil sournois, c’est bien Romano le Burino "qui arrive à Rome comme un fils de taureau aveugle et têtu" (2) et qui, après "18 ans parmi les fleurs" découvre la Rome - sang et merde - des abattoirs clandestins.


 

Le récit de 1961 qui sert de scénario au film insère, entre les trois évocations du martyre d’Ettore, un double rêve. Le rêve d’Ettore : le retour de la mère et du fils vers Guidonia, le village d’enfance. Celui de Mamma Roma : les caresses d’un petit veau qui embrasse sa mère sur la bouche. Ces rêves ont disparu du film, mais loin d’y gagner en réalisme, c’est le film lui-même qui bascule parfois dans l’onirisme : comme la longue marche de Anna Magnani qui raconte sa vie de prostituée à des personnages apparaissent et disparaissant dans la nuit. Et des détails très réels deviennent symboliques : ainsi le petit carrousel de campagne qui devient un refuge d’où l’enfant Ettore est brusquement arraché.


 

Le film s’achève sur le regard horrifié de Mamma Ro’ qui accuse la ville au loin d’avoir tué son fils : c’était déjà la vision du génocide que depuis des années jusqu’à la veille de sa mort (3), Pier Paolo Pasolini a inlassablement dénoncé.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°93, mars 1976

1. Pier Paolo Pasolini, Uccellacci e uccellini, Milano, Garzanti, 1966, p.45.

2. Pier Paolo Pasolini, Storia burina - Ali dagli occhi azzurri, Milan, Garzanti, 1965, p.135.

3. Pier Paolo Pasolini, Scritti corsari, Milan, Garzanti, 1975. Écrits corsaires, préfaces de Philippe Gavi, Robert Maggiori, Alberto Moravia & Aldo Tortorella, traduction de Philippe Guilhon, Paris, Flammarion, 1976.
Il s’agit d’un recueil d’articles publiés entre 1973 et 1975 dans les colonnes des journaux italiens Corriere della Sera, Tempo illustrato, Il Mondo, Nuova generazione et Paese Sera.


Mamma Roma. Réal, sc : Pier Paolo Pasolini ; ph : Tonino Delli Colli ; mont : Nino Baragli ; déc : Massimo Tavazzi. Int : Anna Magnani, Ettore Garofolo, Franco Citti, Silvana Corsini, Luisa Loiano, Paolo Volponi, Luciano Gonini, Vittorio La Paglia, Piero Morgia, Lanfranco Ceccarelli, Marcello Sorrentino (France-Italie, 1962, 110 mn).



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