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Tacchella, Jean Charles (livre)
Mémoires (2017)
publié le samedi 13 août 2022

par Lucien Logette
Jeune Cinéma n°390, septembre 2018

Jean Charles Tacchella, Mémoires, Paris, Séguier, 2017.


 


Le fait d’avoir plusieurs fois annoncé un compte rendu imminent de l’ouvrage et l’avoir autant de fois repoussé mérite explication. Le livre est épais, certes, mais nous en avons lu des plus gros et des moins passionnants. Ni la taille ni l’intérêt ne posaient problème - il se déguste comme un roman. Pourquoi ce retard, alors ? La découverte d’une carrière aussi plaisamment décrite nous avait infusé le désir d’une relecture des films de Jean Charles Tacchella, afin de les reconsidérer à la lumière de souvenirs aussi extrêmement détaillés. En bref, ne pas nous contenter d’une simple notice, mais en profiter pour revenir plus largement sur une œuvre tôt défendue par la revue mais jamais réexaminée dans son ensemble.

Problème (suite) : tous ces films, nous les avons vus au fil de leur apparition dans les salles, et jamais revus, à quelques exceptions près, à l’occasion (rare) de diffusions télévisuelles.
Ainsi, notre unique vision de Voyage en Grande Tartarie date de sa sortie (après lecture de Jeune Cinéma) (1), de même que plusieurs des titres suivants. Or on ne travaille pas sérieusement à partir d’impressions aussi lointaines et la nécessité de revisiter les sources s’imposait. Vivent donc les DVD, que nous traquâmes d’une vidéothèque parisienne à l’autre, avant de constater que la chasse était peu productive, et de vérifier que, sur douze films et téléfilms, cinq seulement étaient accessibles (Cousin, cousine, Le Pays bleu, Escalier C, Croque la vie, Dames galantes) et les autres introuvables.

Interrogé, le réalisateur n’a pu que confirmer que les sept manquants - et non des moindres, Voyage…, Cour d’assises, Travelling avant - n’avaient jamais été réédités, et que lui-même ne savait pas quels groupes audiovisuels les possédaient. N’épiloguons pas sur cette situation incongrue d’un auteur ignorant ce que sont devenues ses œuvres, Jean Charles Tacchella n’étant assurément pas le seul cinéaste ainsi dépossédé. Gardons l’espoir d’une rétrospective - après tout, la Cinémathèque française pourrait hommager son président d’honneur -, qui nous permettrait de revivifier nos souvenirs et tenter l’approche générale qu’on ne se souvient pas d’avoir encore lue ailleurs.

Dans la redécouverte d’un cinéma français patrimonial (2), ces Mémoires viennent prendre une place primordiale, pour une raison évidente : il ne s’agit pas d’une biographie, aussi pointilleuse soit-elle, comme celle de Claude Autant-Lara (cf. Jeune Cinéma n°388-389), mais d’une autobiographie, et le témoignage de première main l’emporte toujours sur la reconstitution. À condition qu’il soit sincère et précis, et on peut faire confiance à Jean Charles Tacchella, qui a tout conservé, rangé, classé durant ses soixante-dix ans et plus d’écritures et de réalisations diverses - carnets, projets, scénarios, notes de tournage, etc. Nous ne sommes pas dans des souvenirs approximatifs comme ceux de Jean Devaivre (Action !) ou torves, tels ceux de Claude Autant-Lara, mais dans une recension de tous les faits, petits et grands, qui constituent un itinéraire.

Itinéraire remarquable. Ils ne sont plus très nombreux ceux qui ont pu voir La Grande Illusion (1937) à sa sortie, et on peut comprendre qu’à 12 ans, cette révélation fut du même ordre que, pour d’autres, l’illumination derrière un pilier de Notre-Dame. Mais la passion pour les images mouvantes avait commencé tôt : à partir de 10 ans, raconte-t-il, il notait les génériques, repérait les mouvements de caméra, chronométrait la durée des plans. Sympathique folie. Il n’est guère étonnant que Jean Vidal et Jean-Pierre Barrot, les rédacteurs en chef de L’Écran français désocculté, accueillent à bras ouverts en 1945 cet archiviste de 19 ans. Il y rencontre Georges Sadoul, Jean George Auriol, Nino Frank, Roger Leenhardt, André Bazin, Alexandre Astruc, Pierre Kast, le gratin de la critique du temps. Il y collaborera, du n° 15 à l’ultime n° 348, sept années à couvrir toutes les rubriques, comptes rendus, portraits, interviews, et à rencontrer ceux qui font le cinéma.

De la critique aux scénarios, il n’y a qu’un pas, vite franchi : ceux que l’on écrit pour soi et ceux que l’on écrit sur commande. Vingt ans durant, Jean Charles Tacchella va accumuler les travaux d’écriture. Le site imdb lui attribue dix-neuf scripts, entre 1955 - Les héros sont fatigués de Yves Ciampi - et 1971 - Les Jambes en l’air de Jean Dewever. En réalité, ils sont autrement plus précoces et plus nombreux, souvent non crédités, pour Léonide Moguy, Alexandre Astruc, Georges Lacombe, et pour lui-même (2).
Que beaucoup finissent directement au cimetière des projets morts-nés appartient à la règle du jeu, ce dont il ne semble pas trop souffrir : l’imagination n’est jamais en panne et certains scénarios seront même tournés quelques années plus tard. Mais, dans ce travail obscur, Jean Charles Tacchella se fait des amis - l’amitié (3) parcourt son ouvrage de part en part - et l’on voit avec un autre regard Yves Ciampi, réalisateur qui fut un des grands cinéastes populaires des années 50 (Typhon sur Nagasaki, quel triomphe !) et qui n’a pas encore connu la sortie du purgatoire, tels Henri Verneuil ou Gilles Grangier. Idem pour Maurice Ronet, que l’on n’a jamais su (ou voulu) séparer de ses personnages pas toujours fréquentables à l’écran. Jean Charles Tacchella trouve des accents étonnants pour décrire celui qu’il considère, avec raison, comme un frère - il signa avec lui le scénario du Voleur du Tibidabo (1965), remarquable premier film de l’acteur passé à la réalisation.

Un des cinéastes les plus souvent cités - enfin un ouvrage avec un index, et de 44 pages ! -, avec Yves Ciampi et Henri Colpi, est Jean Dewever, pour qui nous éprouvons une dilection particulière : Les Honneurs de la guerre (1961), coscénarisé par JCT, est superbe. Pour les amoureux de ce film maudit, qui a résisté à tous les essais de remise au jour, la description du tournage est un plaisir. On comprend, devant l’accumulation catastrophiques d’obstacles et l’étouffement "officiel" - pas question de faire un film non-héroïque sur la Résistance - l’amertume de son auteur, encore vivace après quarante ans, comme il nous l’avait confié (4).
Fidèle, Jean Charles Tacchella scénarisa également l’ultime film de Jean Dewever, Les Jambes en l’air - celui-ci à peine distribué -, avant de passer, enfin, à la réalisation de ses propres scénarios.

La suite, on la connaît mieux : le réalisateur, après Voyage en Grande Tartarie, succès "Art & Essai", sort de l’ombre et n’y retournera plus, entre Cousin cousine (1975) et Les Gens qui s’aiment (1999). On pourrait croire qu’après le triomphe du premier (prix Louis Delluc, César, presque un Oscar), la suite serait un chemin de lumière. En réalité, rien n’est jamais joué, et Jean Charles Tacchella montre bien le travail de Sisyphe que représente, César ou non, le montage financier de chaque nouveau film. Chacun est détaillé par le menu : idée, écriture, production, tournage, distribution, réception, florilège critique, service après-vente. On souhaiterait disposer, pour chaque cinéaste, d’une telle mine, du cousu-main pour les historiens.

Honnêtement, l’envie de revoir les films après cette lecture n’était pas exempte de crainte. Comment des œuvres aussi ancrées dans leur époque - à l’exception de Travelling avant, recréation de sa jeunesse cinéphile, et de Dames galantes, adaptation de Brantôme -, avaient-elles subi l’épreuve des ans ? Cousin cousine, si ébranleur de principes (le film fut interdit en Espagne pour "atteinte à la famille") n’était-il pas à ranger dans les vieilles lunes ? Ou Le Pays bleu, particulièrement, avec sa communauté en plein Luberon, échappait-il à l’imagerie de la légende dorée post-68 ? Après vérification de ces titres, la crainte s’est vite envolée. Le premier conserve toutes ses vertus dérangeantes et le pied-de-nez lancé à la face des conventions demeure efficace - le plaisir sexuel libérateur des années 70 n’apparaît pas démodé, et il n’est pas certain que les pratiques de 2018 aient marqué un saut qualitatif - pour détourner un titre de Jean Paulhan : "Progrès en amour assez lents"... Quant à la joyeuse bande menée, dans le second film, par Brigitte Fossey et Jacques Serres, elle n’a rien perdu de son charme d’utopie réalisée : note, p. 435, "De tous mes tournages, Le Pays bleu reste le plus heureux", et la joie d’être ensemble des cinquante comédiens demeure perceptible.

Les cinéastes français, Claude Sautet excepté, qui parviennent à maîtriser la choralité ne sont pas si nombreux, et Escalier C (1985) demeure également une réussite dans le genre. Le roman de Elvire Murail s’y prêtait, encore fallait-il restituer la saveur de la communauté verticale de l’immeuble parisien, en échappant aux clichés et à la caractérisation hâtive. Et il est plaisant de retrouver des acteurs alors peu renommés - Robin Renucci, Jean-Pierre Bacri, Jacques Bonnaffé, Catherine Frot - et qui collent aussi bien à leurs personnages. On souhaiterait revoir Travelling avant, qui avait tant réjoui en 1987 les vrais cinglés de cinéma et les ciné-clubistes anciens, même ceux trop jeunes pour avoir connu Objectif 49 et la cinémathèque de l’avenue de Messine…

Une Cinémathèque française que Jean Charles Tacchella connaît dans ses détours, puisqu’il en a fréquenté tous les lieux de projection, depuis les années héroïques de l’après-guerre jusqu’à l’implantation rue de Bercy, au début de ce siècle, qui eut lieu sous sa présidence. Une implantation qui ne s’est pas effectuée sans soubresauts divers, et le chapitre qu’il y consacre, décrivant les relations compliquées avec un ministère de la Culture fluctuant (c’est une litote), vient compléter de façon autorisée ce que l’on savait déjà (5).

Comme il le déclare : "Ces notes sur mon passé, j’ai tenu à les écrire le plus simplement possible. C’est un constat, rien de plus." Jean Charles Tacchella ne pose pas au métaphysicien, ni au porteur de messages. Inutile donc de reprendre chacun des trente chapitres en les paraphrasant. Laissons aux lecteurs - que l’on espère nombreux depuis la publication de l’ouvrage - le plaisir de la découverte. Si ses mémoires nous ont tant intéressés, c’est parce que, au fil des neuf cents pages et par-delà les anecdotes qui tissent son trajet, on y sent passer un enthousiasme jamais éteint, malgré les difficultés et les contraintes : "Trouver les financements a été pour moi aussi difficile que pour Laurel & Hardy dans The Music Box, quand ils doivent livrer un piano au haut d’une colline et qu’ils n’y arrivent pas". Aucune aigreur - encore une fois, il n’est pas Claude Autant-Lara. Sa conclusion : "C’était l’odyssée d’un petit garçon qui aimait tant les histoires qu’on lui contait sur un écran qu’il a essayé d’en raconter lui-même quelques-unes, à sa manière".

Et une dernière phrase en forme d’interrogation, que chacun d’entre nous pourrait se poser : "Quel est le dernier film que je verrai ?"

Lucien Logette
Jeune Cinéma n°390, septembre 2018


1. Jeune Cinéma n° 77, mars 1974, critique du film et entretien de Jean Delmas avec l’auteur.

2. Notons le rôle des éditions La Tour verte : Marcel Carné ciné-reporter (1929-1934), présentation par Philippe Morisson (2016) ; Carole Wrona, Corinne Luchaire. Un colibri dans la tempête (2011) ; Christine Leteux, Maurice Tourneur réalisateur sans frontières (2015) ; Christine Leteux, Continental Films. Cinéma français sous contrôle allemand (2017).

2. Lors d’un colloque sur les scénaristes, organisé par l’Institut Lumière en 1996, Jean Charles Tacchella avait évoqué de façon désopilante cette période fertile en inaboutissements.

3. Ainsi que l’amour, et la reconnaissance, pour Ginette, son épouse, fidèle accompagnatrice de toutes ses aventures cinématographiques.

4. Jeune Cinéma fut la seule revue à faire paraître un entretien avec l’auteur lors de la réédition du film (n°305, octobre 2006).

5. Patrick Olmeta, À travers La Cinémathèque française de 1936 à nos jours, CNRS éd., 2000 ; Laurent Mannoni, Histoire de la Cinémathèque française, Gallimard, 2006, etc.


Jean Charles Tacchella, Mémoires, Paris, Séguier, 2017, 944 p.



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