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Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976)
de Alain Tanner
publié le lundi 19 septembre 2022

par Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°99, décembre 1976

Sortie le mercredi 1er décembre 1976


 


Tous les personnages de Alain Tanner ou presque sont des "Jonas" saisis dans un temps de stagnation qui peut préluder à une activité plus neuve. Des Jonas déjà, l’industriel de Charles mort ou vif (1969) qui réapprend l’oisiveté et le contact avec les gens, et ces jeunes de Retour d’Afrique (1973) qui reconsidèrent dans leur appartement vide leur rapport entre eux et à leur action politique. Dans ce dernier film, Jonas c’est, à la lettre, l’enfant que huit personnes vont décider de "faire dans le dos du vieux monde", selon l’expression raide de la postière de Retour d’Afrique. C’est aussi, sur un plan allégorique, ce même groupe de huit qui vit un temps d’utopie heureuse dont Alain Tanner pense qu’elle pourrait préfigurer notre avenir.


 


 


 

Le film s’ouvre sur une dissonance et une rupture. Rufus, à bicyclette, se faufile entre les voitures et les feux. Nous apprenons qu’il est typo, responsable syndical et chômeur. Il vient d’accepter de travailler chez un maraîcher. Quittée Genève, ses banques et son ciment, ses axes et ses panneaux, on gagne la terre du maraîcher, le ventre chaud de la baleine. La famille du maraîcher, les enfants, les valets de ferme, forment une cellule accueillante qui s’ouvre à tous les personnages du film. Un projet commun, faire échec à l’opération d’un promoteur, va les constituer en petite société, image allégorique de la Société.


 


 

Jonas qui aura 25 ans... est un film euphorique. Ça tient d’abord aux personnages. Alain Tanner les définit comme ordinaires, surtout pas marginaux, ni hippies, ni déserteurs. Ordinaires mais pas normaux. Un peu clown, ce professeur qui analyse les nœuds de l’histoire en tranchant du boudin, ce paysan obsédé par les baleines, ce syndicaliste saisi par la pédagogie sauvage. Des fous aux yeux d’un citoyen respectueux, des aventuristes - un brin - dans leur manière trop personnelle de pratiquer la lutte des classes. Le cinéaste les décrit en pleine mue. Le système a du jeu, on peut y jouer et le faire jouer.


 


 

Chacun s’essaye à des positions un peu neuves en amour : aimer une femme quand on est une fille en prison et qu’il faut sauver la tendresse ; se prostituer, puisque tel est le nom, pour très peu d’argent puisque les émigrés ont faim et soif sexuellement, qu’on est maîtresse sur sa terre, et le mari un peu distrait.
L’autre jeu, encore plus difficile, c’est s’essayer à un autre métier, échanger donc le type de résistance, solitaire, morcelée, qu’on menait de manière désespérée, à l’usine, à la banque, à l’école, contre un combat mené ensemble, très modeste mais concret et efficace : défendre la terre du paysan contre l’ennemi principal, l’argent des banques. Et le petit groupe des huit devient allégorique comme si les slogans des jours de manifestation prenaient vie et visages : "paysans, ouvriers, intellectuels, employés, même patron, même combat". Une belle utopie et qui semble à portée de la main.


 


 

Un optimisme non béat qui rappelle les conflits. Ce groupe que le combat contre la banque rend homogène se retrouve en proie à ses contradictions. Tous vivent d’une propriété toujours privée, et n’échappent pas au dilemme- parasites ou exploités. Quand Rufus, le typo devenu roi du fumier, se métamorphose en professeur sauvage et apprend aux enfants le langage des baleines, la patronne lui rappelle que le salaire reste au bout de la fourche. On pense à la bonne âme imaginée par Bertolt Brecht qui avait ouvert sa boutique aux pauvres du quartier, et, se voyant pillée et ruinée, avait dû s’inventer un cousin impitoyable et remettre tout son monde au travail. "Où donc est la solution, car il faut, il faut, spectateur, qu’il y en ait une".


 

Alain Tanner dit de son film qu’il a essayé de concilier le sens et le spectacle tout en bannissant l’histoire qui, selon lui, rend le spectateur passif et fasciné. Il a construit son œuvre en scènes extra-courtes et morcelées qui rendent au départ le film difficile à suivre parce qu’on voudrait avant le temps, donner une cohérence au puzzle. Mais, selon l’itinéraire des personnages, la construction prend son unité à la fois sur le plan du récit - car il y a un récit, des choses qui se passent, même si ce récit laisse le temps de la réflexion - et aussi sur le plan de l’allégorie. Contrairement à ces œuvres qui se veulent didactiques et qui brisent les habitudes des spectateurs endormis comme des exercices de gymnastique briseraient les muscles.
Jonas qui aura 25 ans... est un film qui dispense le plaisir, donne envie de s’ébrouer, et de sortir au plus vite du ventre de la baleine.

Andrée Tournès
Jeune Cinéma n°99, décembre 1976


Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000. Réal : Alain Tanner ; sc : A.T. & John Berger ; ph : Renato Berta ; mont : Brigitte Sousselier ; mu : Jean-Marie Sénia. Int : Jean-Luc Bideau, Myriam Boyer, Raymond Bussières, Jacques Denis, Roger Jendly, Dominique Labourier, Myriam Mézières, Miou-Miou, Rufus (France-Suisse, 1976, 110 mn).



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