Un sujet tabou : Vichy
par René Prédal
Jeune Cinéma n°125, mars 1980
Sortie le mercredi 20 février 1980
Le film de Jean Chérasse débute par un prologue étonnamment frustrant pendant lequel des extraits d’actualités du procès de Pétain défilent en muet (lèvres cadrées de face dont ne sort aucun son, gestes et mimiques dont on ne saisit pas le sens) avec seulement quelques mots de commentaire sur les principaux protagonistes.
D’entrée, le ton est ainsi donné : La Prise du pouvoir par Philippe Pétain sera un discours sur l’Histoire et non une quelconque plongée cinématographique "comme si on y était". Car, justement, on n’y était pas - ou on a oublié - et Jean A. Chérasse va nous expliquer, à la lumière de ce qui a suivi - c’est-à-dire du Régime de Vichy à la situation d’aujourd’hui -, l’enchaînement des événements passés.
Pour dépassionner le débat, il évacue, dès les premières minutes, le lyrisme spectaculaire en plaçant Maître Isorni dans une mauvaise position théâtrale : dans la cellule même occupée par Philippe Pétain, l’avocat disserte de manière grandiloquente sur le cercueil que l’on avait placé dans une pièce à côté en attendant sa mort. Le pardessus foncé (nous pourrions dire "de circonstance") a remplacé la robe du prétoire, mais les effets de manche demeurent, un peu dérisoires d’ailleurs, car en procès devant l’Histoire, Philippe Pétain ne saurait s’en tirer par des arguments purement émotionnels, du type "pauvre vieux !".
L’anecdotique réduit à sa fonction exclusive de représentation, la démonstration peut alors commencer, l’auteur reprenant la méthode rigoureuse de son premier dossier Dreyfus ou l’intolérable vérité (1974), où il rencontrait d’ailleurs déjà quelques-uns des thèmes de réflexion qui sous-tendent Philippe Pétain : le pouvoir, le racisme et le poids des classes sociales envisagés dans leur rôle historique.
Froid et sec, le film évite le pamphlet. Il y a bien parfois une touche d’humour - l’aspect mannequin de Paul Reynaud, le commentaire ridiculisant le ministère qui va écouter au grand complet la messe à Notre-Dame, ou l’ambassadeur italien à la voix de fausset -, quelques morceaux d’anthologie - ainsi Alfred Fabre-Luce rapportant que Philippe Pétain, l’homme de 1917, ne supporta pas la vision cinématographique des Révoltés du Bounty de Lewis Milestone (1962), ou bien un ou deux procédés discutables comme les documents d’usine du Front Populaire virés en rose tandis que les défilés des Ligues sont en jaune... Mais dans l’ensemble, si la vision est forcément simplificatrice et globalisante (aucun démenti ne vient s’opposer, par exemple, aux propos de Henri Amouroux déclarant que lorsque Philippe Pétain prend le pouvoir il a derrière lui 98 % des Français. Sans doute juste, l’affirmation aurait pu cependant être nuancée, et Jean Chérasse propose une thèse d’essence politique beaucoup plus que sociologique. Comme c’était le cas du Chagrin et la pitié (1969), où Marcel Ophüls se situait au niveau du vécu quotidien, il se situe au niveau de l’action des dirigeants.
Par là, La Prise du pouvoir par Philippe Pétain se prive évidemment d’une matière humaine plus cinématographique que les abstractions qu’il analyse, d’autant plus qu’il n’est pas facile de rendre compte des mouvements de masse qui font l’histoire, par la juxtaposition d’entretiens individuels. Certes, la gérontocratie de la IVe République et du haut État-major est directement perceptible sur l’écran, mais le contexte diplomatique et militaire, la question des responsabilités, le rôle d’éminence grise de Philippe Pétain avant 1939 ne peuvent guère - sans lourd didactisme - éclater avec évidence.
Jean A. Chérasse a choisi de ne pas souligner les documents, et l’épilogue propose symboliquement des images du large pour ne pas clore le débat. Son film s’adresse donc à des spectateurs concernés par le sujet : ni aréopage de spécialistes, ni grand public ignorant tout de l’histoire et des personnalités appelées à témoigner, mais citoyens conscients inquiets de l’avenir et soucieux de replonger dans le passé pour interroger des processus évolutifs dont il est toujours possible de retirer des leçons valables ici et maintenant.
René Prédal
Jeune Cinéma n°125, mars 1980
* Cf. aussi "Entretien avec Jean A. Chérasse", Jeune Cinéma n°125, mars 1980.
La Prise de pouvoir par Philippe Pétain. Réal, sc : Jean A. Chérasse ; ph : Henri Czap & François Pailleux ; mont : Cécile Decugis & Jill Reix ; mu : Hubert Rostaing. Voix : Michel Delahaye et Guylaine Guidez. Avec Philippe Pétain, Pierre Laval, Henri Guillemin, Pierre Andreu, Paul Reynaud, Charles de Gaulle, Alfred Fabre-Luce, Édouard Daladier, Léon Blum, Francisco Franco, Roger Garaudy (France, 1980, 115 mn). Documentaire.