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Tacchella, Jean-Charles (1925-2024) (e) I
Entretien avec Jean Delmas
publié le vendredi 4 septembre 2015

Rencontre avec Jean-Charles Tacchella (1974)
à propos de Voyage en Grande Tartarie

Jeune Cinéma n°77, mars 1974


 


Jeune Cinéma : Voyage en Grande Tartarie est votre premier long métrage. Vous avez été d’abord critique de cinéma, puis scénariste. Pourriez-vous nous dire ce que ces expériences ont apporté à votre travail de cinéaste ?

Jean-Charles Tacchella : Finalement c’est peut-être de mes expériences de critique, de journaliste que j’ai appris le plus. De mes expériences de scéna-iste, sans doute, j’ai appris à raconter une histoire. Mais enfin je suis de ceux qui croient qu’on apprend en voyant les films des autres. S’il y a "des écoles", je suis de "l’école Cinémathèque"

J.C. : Et les films des auteurs, ce seraient pour vous par exemple... ?

J.C.T. : Harry Langdon... D.W. Griffith... Jean Vigo...

J.C. : Pas du tout Pierre Prévert ? Le ton de votre film fait parfois penser à L’affaire est dans le sac.

J.C.T. : Oui, c’est vrai que j’aime beaucoup Pierre Prévert et c’est une comparaison que j’aime bien. Mais je n’y avais pas pensé. Et puis je suis assez éclectique... De Harry Langdon à Carl Dreyer en passant par beaucoup d’autres, Yasujirō Ozu par exemple. Mais je ne pense pas que ça joue beaucoup sur moi, parce que je sais aussi ce que je veux faire.

J.C. : Une chose est frappante, non pas comme influence, mais comme parallèle, c’est le rapport avec le Charles mort ou vif de Alain Tanner. L’avez-vous ressenti ?

J.C.T. : Non plus, je ne crois pas. J’ai aimé Charles mort ou vif, La Salamandre aussi. J’aime ces cinémas qui me paraissent plus en liberté que le cinéma commercial traditionnel qu’on a eu en France beaucoup : un certain nombre de films suisses, et québecois aussi par exemple. Ceci dit, si j’ai choisi comme interprètes un Suisse et une Québecoise, je crois que c’est par hasard. Je ne voulais surtout pas faire un film parisien, je voulais donner une autre dimension aux personnages, et le choix de Lou Castel, lui-aussi, est voulu. Ce sont tous des personnages qui parlent français, mais je voulais qu’il y ait une différence, que ça aille avec la géographie dans un film de voyage.

J.C. : Et comme scénariste ? La Longue Marche (1966), par exemple ?

J.C.T. : La Longue Marche était une idée de Alexandre Astruc. Il s’intéressait au problème du chef : qui devient chef parmi ces trois hommes de la Résistance ? Ensemble on a bâti les personnages mais l’idée de départ était de lui. De tous les films auxquels j’ai travaillé comme scénariste - quinze ou vingt - il n’y en a qu’un dont j’ai écrit seul scénario et dialogues, c’est Les Honneurs de la guerre de Jean Dewever, (1) dont j’ai été aussi premier assistant.

J.C. : Et pour la production du Voyage en Grande Tartarie, vous avez eu beaucoup de problèmes... ?

J.C.T. : Ce n’est jamais facile de monter un film : c’est le même problème partout et pour tout le monde. Mais enfin j’ai d’abord eu l’avance du Centre du cinéma et, en cours de route, aussi une co-production O.R.T.F. Après, pendant un an, ça a un peu traîné. Puis j’ai rencontré Marin Karmitz et Vincent Malle, et alors, là, tout de suite, ça a démarré. Je m’attendais, pour mon premier film, à avoir des problèmes : je n’en ai eu aucun, j’ai fait le film en toute liberté, c’était merveilleux. Ceci évidemment dans les limites d’un devis très strict : le film ne coûtait pas très cher.

J.C. : Et auparavant ? Vous aviez déjà essayé ?

J.C.T. : J’ai essayé depuis maintenant une dizaine d’années. Car, en 1962, j’ai décidé d’abandonner le métier de scénariste, en 1963, j’ai eu l’avance du CNC pour un film que je n’ai jamais pu monter. J’ai fait le compte : je crois que c’est mon septième ou huitière projet de film.

J.C. : Le récit très rompu, très libéré, donne au film un ton très à part. Est-ce appelé par le sujet ? Ou bien est-ce chez vous une manière d’être ?

J.C.T. : Il se peut que la manière soit ici un peu plus dilettante parce qu’il s’agit de personnages qui se baladent. Tous mes films, si je peux en faire d’autres, ne seront peut-être pas comme cela. Mais, en tout cas, je les ferai comme j’ai envie de les faire. Il faut trouver des formes de narration nouvelles. Je cherche des formes..., disons "antipsychologiques", car je déteste la psychologie. J’aime bien créer des personnages. Mais je ne veux pas faire des films comme la plupart sont encore faits : avec des intrigues, avec la construction dramatique habituelle - que je connais parfaitement d’ailleurs.

J.C. : Cette liberté du récit vous l’avez cherchée au niveau du scénario ? du tournage ? du montage ?

J.C.T. : C’est déjà au niveau du scénario, c’est très préparé. Je pourrais même presque dire que le scénario a été déjà écrit en fonction du montage. Mais quand je vois une possibilité d’améliorer les choses, je saute dessus à pieds joints, je modifie alors souvent mon découpage technique le matin même du tournage. Et surtout avec les acteurs. J’adore les acteurs et je m’entends très bien avec eux.

J.C. : Ils ont participé au dialogue ? Il y a une part d’improvisation ?

J.C.T. : Vous savez, le vrai passe par le faux. Ce n’est pas parce qu’on improvise qu’on fait du bon travail. Si vous laissez toute possibilité d’improviser à deux acteurs qui sont l’un en face de l’autre, ils délaient le texte, ils ne se raccrochent qu’à des situations : on perd tout le rythme du film. Il faut avoir des bases très solides pour improviser sur de petites choses. Mais sur un certain nombre de scènes, je me disais : "Tiens, cette scène pourrait être améliorée si les acteurs allaient dans telle ou telle voie", et je ne savais pas moi-même très bien vers quoi ils devaient aller. Alors je leur posais le problème : par exemple je disais à Micheline Lanctôt et Jean-Luc Bideau d’en parler entre eux. Ainsi, pas loin avant la fin, ils sont dans un petit bar au matin - en principe c’est avant qu’ils se tuent, ils boivent leur dernier café, ils n’ont de quoi s’offrir qu’un café. Je leur ai dit : "Essayez de me faire quelque chose : vous avez un café pour vous deux, vous avez une cigarette pour vous deux..." Et ils m’ont fait ce plan séquence que je trouve assez formidable dans cette petite agressivité qu’il y a entre eux, où ils s’observent tous les deux - un jeu assez méchant à qui craquera le premier pour mourir ou ne pas mourir. Cela, ça vient vraiment d’eux.
Je laisse toujours des portes ouvertes aux acteurs. Si je vois que ça ne marche pas, après avoir tourné une fois, on fait autre chose. C’est merveilleux quand on tourne un film qu’il se passe des choses qu’on n’avait pas prévues et qu’on se dise : "C’est moi en même temps". Mais, ceci dit, là, on ne peut pas vraiment parler d’improvisation.

J.C. : Entre les deux personnages on sent très peu de cette agressivité dont vous parliez tout à l’heure. Vous l’avez voulue vraiment ?

J.C.T. : Pas tellement. C’est un couple qui fait un bout de chemin ensemble, donc il y a quand même une certaine tendresse entre eux. C’est tellement complexe les rapports entre un homme et une femme.

J.C. : C’est plutôt cette tendresse qui domine, non ?.

J.C.T. : Tant mieux. C’est très bien comme cela. C’est très bien que ce soit la tendresse qui l’emporte parce que la tendresse est quand même une valeur très sûre.

J.C. : Par contre Alexis et Daphné paraissent très inégalement conscients. Lui parait écœuré par la vie qu’on lui a faite. Mais elle ?

J.C.T. : Oui, elle, elle l’est faussement. Elle croit que le monde entier lui en veut parce qu’elle est dans ses drogues, dans ses médicaments, mais c’est totalement illusoire. Chez lui, c’est plus sérieux parce qu’il a plus de raisons d’être écœuré, on lui a tué sa femme, etc. Mais, quand même, il pourrait se révolter beaucoup plus. Il ne le fait pas, et c’est ce qui m’intéressait. Parce que, souvent aujourd’hui, les gens reçoivent des coups sur la tête et ne réagissent pas tellement. Ce type-là, on lui a tué sa femme, et tout ce qu’il pense à faire, c’est de partir sur les routes. Il aurait pu avoir un point de vue politique, il n’en a pas. Pourquoi ? Il n’en avait pas avant, il n’en a pas après : il n’a rien compris - ou peu de choses - à son aventure. Finalement je suis à peu près sûr qu’il reprendra sa vie ancienne...

J.C. : Mais pour vous-même, le refus de cette vie qui nous est imposée, qui paraît être le thème central du film, c’est quelque chose qui vous tient à cœur ?

J.C.T. : Ah oui ! Parce que je trouve qu’il n’y a pas assez de films - surtout dans le cinéma français - qui poussent un cri. On peut pousser tous les cris qu’on veut, mais un film n’est bon que s’il pousse un cri. Je voulais que celui-ci soit un peu un poème et un cri, que ça résiste contre quelque chose. Il y a des choses dans notre réalité qu’on ne peut pas accepter, qu’on n’a pas le droit d’accepter et, quand même, beaucoup de gens acceptent, ou ferment les yeux, ou s’en foutent. Et moi, je ne peux pas les accepter. J’ai envie de le dire, et c’est tout.
Mais je pense que le film peut toucher parce qu’il y a des gens comme moi qui sont blessés par certaines choses dans la société. En tout cas tous les films que je tournerai, si j’en tourne, se passeront dans la réalité. Je ne peux pas admettre qu’un film soit en dehors de tout. Ce n’est pas vrai que le cinéma est en dehors de tout, il ne doit pas l’être. On en revient toujours à Jean Vigo... Mon obsession dans la mise en scène, c’est de tourner simplement, sincèrement. Pratiquement, dans les films qu’on voit, il y en a neuf sur dix qui ne sont pas sincères : ce sont des produits, c’est tout. Pourtant, on commence peut-être à voir apparaître quelque chose dans le cinéma français. Cela passe par quatre ou cinq personnes - disons de Claude Faraldo à Pascal Thomas en passant par quelques autres. Ce sont des regards très différents que ces gens-là posent sur la vie, mais il y a un point commun, je crois, c’est la sincérité. Et sans sincérité, il n’y a pas de bon film.

Propos recueillis par Jean Delmas (mars 74).
Jeune Cinéma n°77, mars 1974

1. "Entretien avec Jean Dewever", Jeune Cinéma n°305, octobre 2006.

* Cf. "Voyage en Grande Tartarie", Jeune Cinéma n°77, mars 1974.


Voyage en Grande Tartarie. Réal, sc : Jean-Charles Tacchella ; ph : André Dubreuil ; mont : Brigitte Sousselier ; mu : Gérard Anfosso. Int : Jean-Luc Bideau, Micheline Lanctôt, Lou Castel, Catherine Laborde, Roland Amstutz (France, 1974, 100 mn).



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