par Francis Guermann
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Sélection de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes 1981
Sorties le mercredi 25 septembre 2024
Bona est une jeune fille de la classe moyenne philippine vivant avec ses parents à Manille. Elle cesse de fréquenter le lycée pour assister à des tournages de films dans la ville et suivre particulièrement Gardo, acteur de seconde zone dont elle est devenue une fan absolue. Après une dispute avec son père exaspéré, elle s’enfuit du domicile familial et part s’installer dans le bidonville où vit Gardo, qui l’accueille mais la considère comme sa bonne à tout faire. Elle accepte cette condition avec humilité et soumission, espérant que le jeune homme remarque un jour sa valeur et son attachement.
Mais celui-ci continue à mener une vie dissolue faite de sorties nocturnes, d’alcool et de maîtresses ramenées à la maison. À force d’attentions et de travail quotidien, Bona devient peu à peu le centre de la vie de Gardo. Mais son père la retrouve et tente de la forcer à revenir. Peu de temps après, le destin de Bona et de Gardo va tourner au drame.
Bona sort enfin en France, après plus de quarante ans d’invisibilité. C’est pourtant une pièce maîtresse du cinéma de Lino Brocka (disparu en 1991, à l’âge de 52 ans), un des réalisateurs les plus importants du cinéma indépendant philippin des années 70 et qui permit à ce cinéma de s’ouvrir à l’international. Son film Insiang fut sélectionné au Festival de Cannes en 1976, puis Bona en 1981). Cette année, à la faveur de sa restauration, Bona fut à nouveau présenté à Cannes, dans la section Cannes Classics. Film rapide et énergique, saturé d’images et de sons quasi documentaires, tourné au centre de Manille et parmi sa population, le film offre différents niveaux de lecture : c’est d’abord un bon mélo, convaincant, dans lequel s’opposent le Bien et le Mal, l’amour et l’indifférence, les grands sentiments et la veulerie. Mais c’est aussi, plus subtilement, un drame social et une présentation précise et documentée d’une société en plein bouleversement, encore traditionnelle dans son fonctionnement et ses manifestations populaires (religieuses, familiales) et traversée par sa fascination pour la modernité (la musique rock, les idoles du cinéma, les modèles de vie occidentaux).
Lino Brocka tenait à garder, dans tous ses films, un lien avec le cinéma philippin populaire, dont la production était importante depuis les années cinquante. Faire un film "sérieux" mais populaire : telle était aussi la motivation première de Nora Aunor, immense vedette sur l’archipel, à la fois chanteuse, actrice et productrice, qui mit en jeu son statut de star en décidant d’interpréter Bona, rôle à l’inverse de son statut, mettant en cause l’admiration excessive et aveugle des fans pour des actrices ou acteurs. Nora Aunor eut aussi un rôle déterminant dans la production du film dont elle fut l’instigatrice et encouragea l’écriture du scénario par une femme, Cenen Ramones. Philipp Salvador, qui interprète Gardo avec finesse et énergie, dresse le portrait d’un homme sans méchanceté, mais égoïste et indifférent aux sentiments qu’il inspire. Il introduit une pointe d’humour qui allège le récit.
Bona est un film à redécouvrir, à la fois circonscrit dans son époque et son pays, mais qui garde toute sa fraîcheur grâce à son interprétation et à une réalisation impeccable de justesse.
Francis Guermann
Jeune Cinéma n°431-432, octobre 2024
Bona. Réal : Lino Brocka ; sc : Cenen Ramones ; ph : Conrado Baltazar ; mont : Augusto Salvador ; mu : Lutgardo Labad Max Jocson. Int : Nora Aunor, Phillip Salvador, Marissa Delgado, Raquel Monteza, Venchito Galvez, Rustica Carpio (Philippines, 1980, 87 mn).