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Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967)
de Jean-Marie Straub & Danièle Huillet
publié le samedi 19 octobre 2024

par Marcelle Peycéré
Jeune Cinéma n°36, février 1969

Sélection officielle en compétition de la Berlinale 1968

Sortie le mercredi 6 novembre 1968


 


Straub et Bach

À une conférence de presse de Venise, Jean-Marie Straub a qualifié de "maquereau" le critique qui, tenant compte du spectateur, ne soutiendrait pas inconditionnellement une œuvre difficile, pour la seule raison qu’elle est difficile.
Les spectateurs induits en erreur par une critique trop complaisante à l’égard du Journal d’Anna Magdalena Bach admettront peut-être que nous ne nous soumettions pas à ce terrorisme. Le critique a aussi des devoirs à l’égard de ses lecteurs, et, avant tout, celui de ne pas plier, contre sa propre opinion, au conformisme de la mode.
J.D.


Le film évoque la vie de Jean-Sébastien Bach, à partir de 1723 jusqu’à 1750, date de sa mort, c’est-à-dire tout le temps qu’il passa à Leipzig. Le titre est le même que celui d’un livre d’auteur inconnu paru peu d’années après sa mort, rédigé à la première personne comme un journal de Anna Magdalena, la deuxième épouse de Jean-Sébastien Bach (1). En allant voir le film, on avait l’espoir d’y satisfaire à la fois le plaisir de cinéphile et celui de musicien.


 

Las ! le misérabilisme de l’entreprise est consternant. Le film consiste en larges extraits d’œuvres de Jean-Sébastien Bach exécutés in extenso par des musiciens en perruques et costumes anciens, dans deux ou trois lieux, toujours les mêmes (chambre, intérieur d’église), devant une caméra à peu près fixe. Dans les intervalles des exécutions musicales, on entend, dits de façon à peu près incompréhensibles, des extraits du livre ou encore quelques passages "de fiction" où le claveciniste-organiste censé représenter Bach monologue longuement, ou dialogue en phrases lapidaires avec tel ou tel contemporain.


 

Quand on parle de misérabilisme, on se place au point de vue du spectateur. Car la musique est honnêtement exécutée, scrupuleusement respectée, et les instruments sont véritablement anciens en grande partie. Mais on se suis demande, tout au long de ce film, comment et pourquoi il avait été conçu et réalisé. Que devaient apporter les images à la musique ? Qu’apporterait au cinéma l’audition intégrale de morceaux de concert ? La réponse a été apportée par certains critiques qui justement expliquaient les intentions de l’auteur. Nouvelle consternation. Il ne s’agit de rien moins, paraît-il, que de trouver un équivalent filmique exact à la musique jouée dans toute son intégrité, en même temps que, de cette symbiose, devait surgir l’image vivante d’un grand musicien. Et les mêmes critiques d’exalter la réussite totale du film, réussite faite de rigueur, de dépouillement, d’absence de concession.


 

Si on analyse le film à la lumière de ces prétentions, on se rend compte que les auteurs ont misé sans vergogne sur tous les tableaux à la fois, ne prenant de chaque aspect que ce qui sert la désinvolture et la facilité. Pourquoi prétendre par exemple que cette Chronique (le film) est sans rapport aucun avec le livre ? Celui-ci est suivi de bout en bout, seulement avec des libertés contestables, des interpolations, et bien entendu des coupures sur lesquelles il faudra revenir car elles sont significatives. Pourquoi faire semblant de jouer la carte de la reconstitution historique ? Des costumes comme au 18e siècle, des perruques, un intérieur d’église baroque, quelques instruments de musique anciens pèsent peu, ou plutôt ne sont qu’imagerie superficielle, si des quantités de détails ne sont pas respectés. Si ces images doivent avoir un pouvoir de suggestion, il ne peut venir que du véritable contact avec le réel.


 

Ce n’est peut-être qu’exigences de spécialiste, mais en entendant tel double-chœur de la Passion selon saint Matthieu, telle cantate à deux orgues obliges, œuvres qui sont liées si intimement à la construction d’une deuxième tribune dans l’église Saint-Thomas de Leipzig en 1729, en entendant ces morceaux donc, on souffrait de ne pas voir l’architecture symétrique qui a inspiré ces œuvres très particulières - mais pourquoi donc Jean-Marie Straub les a-t-il choisies ? L’exécution de ces morceaux est filmée dans une église proche de Hambourg où Jean-Sébastien Bach n’a jamais été. Le public connaÎt ou ne connaît pas ces détails. Est-ce une raison pour lui montrer n’importe quoi sans le prévenir, ou pour reconstituer un soi-disant intérieur de Jean-Sébastien Bach avec un unique clavecin pour tout mobilier ? Pourquoi évoquer la rigueur bressonnienne du jeu (?) des acteurs ? La rigueur de Robert Bresson est bien évidente, et c’est une grossièreté de comparer les fantoches de la Chronique avec les personnages de ses films, choisis entre mille pour leur coïncidence secrète avec les êtres qu’ils incarneront à l’écran, dressés longuement pour accentuer encore cette coïncidence dans leurs gestes et leurs situations.


 

Dans le film de Jean-Marie Straub, les personnages de Jean-Sébastien et Anna Magdalene Bach ne sont remarquables que par leur air pincé, guindé, morose. Nous avons des portraits de Bach, que diable, et la Chronique (le livre), ou les témoignages contemporains nous le montrent comme un homme au tempérament généreux, sensuel, énergique. C’est une véritable imposture de le représenter avec ce visage renfrogné, figé, dénué d’expression. Ce visage ne vieillit pas (ni d’ailleurs ceux des chanteurs et instrumentistes qui exécutent les morceaux au cours des 27 années que relate le film) : autre désinvolture que de nous présenter cette simplification commode comme une invitation du spectateur à imaginer lui-même le jeu des années sur le visage d’un homme.


 

Les passages en monologue ou en dialogue direct sont d’une gratuité et d’une indigence stupéfiantes. On pense par exemple à la scène ridicule de Jean-Sébastien Bach surveillant ses élèves du réfectoire, ou au speech dérisoire - mais ce film veut-il vraiment glorifier Bach ? - qu’on lui prête sur la Basse Continue. Un film de patronage ne serait pas pire. Faut-il y voir une autre incitation aux capacités créatives du public ? La voix qui dit la Chronique laisse bien perplexe aussi. Une voix étrangère, à la diction française rocailleuse et incertaine, débite le texte de telle façon que nécessairement le public doit en perdre une grande partie, que de toute façon il faut se contraindre à la plus pénible attention si on veut le suivre. On ne refuse pas un tel effort, pour peu qu’il se justifie. Mais tout se passe ici comme si l’on suggérait au spectateur que le texte n’a pas tellement d’importance puisqu’on a pris si peu de soin pour lui conserver le ton naturel qui est la qualité suprême du livre.


 

Car enfin il faut en venir au livre (2), qu’on souhaite à tous d’avoir lu ou de lire un jour, pour y découvrir ce ton si particulier, émouvant de simplicité, riche de noblesse quotidienne, plein de passion. Passion d’amour de la jeune Anna Magdalena pour son mari, de Jean-Sébastien pour tous les membres de sa famille, passion chaleureuse et vivante pour la musique qui procure des joies ardentes et impérissables. C’est aussi le portrait d’un homme tenace, courageux, intègre, dont chaque acte est imprégné de piété religieuse, mais qui aime aussi rire, composant sereinement au milieu d’une famille nombreuse et bruyante, improvisant à l’orgue comme on se retrempe à quelque fontaine de joie mystique.


 

De tout ceci, que reste-t-il dans le film ? Rien, seulement le revers de la médaille, l’évocation des morts d’enfants qui furent si nombreuses à son foyer, celle de ses démêlés, bien réels hélas, avec les autorités civiles, religieuses, universitaires dont il dépendait, les difficultés d’argent, les chagrins que lui causa l’inconduite d’un fils. Mais où sont passés la joie que lui procurèrent les succès de Wilhelm Friedemann ou de Philippe Emmanuel, la tendresse toute particulière pour son plus jeune fils Jean-Chrétien ou l’amour profond qu’il manifeste si simplement à Anna Magdalena ?


 

Sur le plan du cinéma, cette œuvre n’est pas un film. Prenez-la seulement comme un concert valable, accompagné d’images parfois intéressantes sur le plan documentaire. La durée de la musique pure, art autonome, obéissant à ses conventions propres, n’a aucune commune mesure avec la durée cinématographique. L’entreprise était peut-être intéressante, mais enfin elle n’est qu’un échec. En s’imposant de respecter la musique, Jean-Marie Straub a tué le cinéma.


 

A-t-il au moins servi la musique ? on disait "un concert valable". Oui, mais avec cette nuance qu’entendue au cinéma la musique paraît ennuyeuse, comme étirée en longueur. On croit bien que le cinéma tue à son tour la musique. Mais on peut naturellement fermer les yeux. A-t-il servi Bach ? On pense aux élèves, et, à travers eux, à tout le "grand public" pas tellement cultivé en musique mais que le nom de Jean-Sébastien Bach impressionne par sa grandeur et son prestige. La tristesse est grande de constater que ce film découragera par ses aspects gratuitement déplaisants, qu’il donnera une idée très approximative du cadre où vécut Bach et une image étriquée, laide et antipathique de l’homme.

Marcelle Peycéré
Jeune Cinéma n°36, février 1969

1. Anna Magdalena Bach n’a jamais tenu de journal.
Un livre est paru anonymement, récit romancé de la vie familiale et musicale de Johann Sebastian Bach et de sa seconde femme Anna Magdalena Bach, qui eut un gros succès et fut traduit dans plusieurs langues : The Little Chronicle of Magdalena Bach, Londres, Chatto & Windus, 1925. En 1934, l’auteure s’est révélée être Esther Meynell (1878-1955), musicologue et spécialiste de Bach. L’ouvrage a été traduit par Edmond & Marguerite Buchet, et est paru à Paris, en 1963, chez Buchet-Chastel, puis réédité plusieurs fois chez d’autres éditeurs.
30 ans plus tard, est paru : Danièle Huillet & Jean-Marie Straub, Chronique d’Anna Magdalena Bach, Paris, Éd. Ombres, 1996. En quatrième de couverture : [Dans ce film,] "il n’y a pas une ligne de ce roman-là. On a dû bâtir du texte pour établir un récit : d’après le registre des comptes de la cour de Cöthen, d’après le Nécrologue de Carl Philipp Emanuel Bach et surtout, d’après des lettres de Bach où il dit " je ", elle dit " il " ou " Sebastian ". Cette chronique-là est une fiction de notre part. Je crois qu’on avait d’abord envie de raconter une histoire d’amour".
Cf. aussi : Jean-Marie Straub, "Retour sur Chronique d’Anna Magdalena Bach", Le Portique n°33, 2014.

2. Il s’agit donc bien du livre de Esther Meynell.


Chronique d’Anna Magdalena Bach (Chronik der Anna Magdalena Bach). Réal, sc, mont : Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ; ph : Ugo Piccone ; mu : Schola Cantorum Basiliensis ; cost : Vera Poggioni. Int : Gustav Leonhardt, Christiane Lang-Drewanz, Paolo Carlini, Ernst Castelli, Hans-Peter Boye, Joachim Wolff, Rainer Kirchner, Eckart Brüntjen, Walter Peters, Kathrien Leonhardt, Anja Fährmann, Katja Drewanz, Bob van Asperen, Andreas Pangritz, Nikolaus Harnoncourt (Italie-Allemagne, 1967, 93 mn).



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