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Dune (1984)
de David Lynch
publié le dimanche 19 janvier 2020

par René Prédal
Jeune Cinéma n°165, mars 1985

Sortie le mercredi 6 février 1985


 


Sans doute faudrait-il rappeler d’entrée qu’en 1977 Star Wars (La Guerre des étoiles), écrit et réalisé par Georges Lucas, constitua une première tentative de transposer au cinéma l’esprit, sinon tout à fait la lettre, de Dune, le roman de Frank Herbert publié aux États-Unis en 1965. Comme le roman, le film adoptait en effet le style "saga", mêlant des histoires touffues aux rebondissements rocambolesques pour aboutir à une sorte d’épopée moyenâgeuse du futur. Au niveau anecdotique, le fim de Georges Lucas reprenait déjà la figure de l’empereur galactique, l’image de la planète semi-désertique, le mélange entre technologie futuriste et magie noire et l’opposition entre serviteurs aveugles et aventuriers, entre personnages robotisés et certaines populations comme surgies de la préhistoire. Le cinéaste avait même gardé le charme des noms, le Grand Moff Tarkin (Peter Cushing) et Ben ObimWan Kenobi (Alec Guiness) voisinant avec C3P0 ou R2-D2, avec Lord Darth Vader ou la princesse Leia Organa, comme dans le roman de Frank Herbert, Paul Atreides Muad’Dib et sa Révérende mère Bene Gesserit rencontrent les Fremen, Kynes, planétologiste impérial, les Mentats ou Vladimir Harkonnen et l’empereur Padisha Shaddam IV... Star Wars se parait aussi d’une esthétique patchwork mêlant BD et cinéma d’évasion (aventures, western, merveilleux, fantastique), littérature ésotérique et roman de gare. Et c’est justement dans le dosage de ce mixage que George Lucas s’éloignait franchement de l’œuvre de Frank Herbert, en choisissant les clichés, les stéréotypes, l’esprit "série" au sens de recommencement et non de renouvellement, le léger, le superficiel, mais aussi le plaisant, le "cool", le facile, alors que la lecture de l’ouvrage est plutôt rude, presque difficile avec sa multitude de personnages, ses rites complexes et ses machinations fumeuses.


 


 

C’est dire qu’avec un tel précédent, encore accusé par les opus 2 et 3, David Lynch ne pouvait que choisir la fidélité, car sans cette "garantie", pourquoi appeler son film Dune et non pas Star wars 4  ? Seul le pari "impossible" (500 pages serrées en un peu plus de deux heures) pouvait en effet justifier l’entreprise aux yeux des amateurs de science-fiction. Or, de ce point de vue, l’exercice périlleux est réussi et le film est un "digest" très complet des livres 1, 2 et 3 composant le premier roman Dune. Le lecteur de Frank Herbert y retrouvera non seulement l’armature du texte, mais tous les personnages et pratiquement tous les événements.


 


 


 


 


 


 

On doute seulement que le spectateur n’ayant pas lu le livre saisisse vraiment toutes les données à une première vision... Mais, après tout, le lecteur lui-même ne se perdait-il pas plus d’une fois au fil des pages encombrées de gens, de faits, de paroles et d’actions ? Si l’on veut bien négliger quelques touches de violence supplémentaires dans les agissements d’un baron Harkonnen à la trogne repoussante - alors que l’énorme personnage dont la graisse était partiellement soutenue par des suspenseurs gravidiques fixés à même sa chair était d’une autre nature chez Frank Herbert -, et son goût pour les monstres inhumains - le chef de la Guilde, inventé de toutes pièces avec son allure d’horrible fœtus-cerveau baignant dans son milieu aqueux -, la seule transformation fondamentale que David Lynch ait fait subir au roman est dans l’ajout d’un happy-end somme toute attendu, vu les images triomphalistes du jeune chef maîtrisant les grands vers qui ont précédé. En effet, près sa victoire, le héros du roman devient un chef dur et solitaire alors que, dans le film, il fait miraculeusement tomber la pluie sur la planète Arrakis. La transformation est d’importance car elle modifie le sens de l’œuvre. Le Muad’Dib de Frank Herbert n’a pas pu passer par l’expérience de la guerre en restant beau et pur. Le personnage du film s’en trouve au contraire déifié. Il y perdait, et voilà qu’au cinéma qu’il y gagne. Dès lors, ce long rite d’initiation, ce "roman d’apprentissage" que constitue le récit aboutit à une justification de l’épreuve et à une glorification de la force. Paul Atreides devient le Messie parce qu’il est le plus fort et non, comme dans le roman, parce qu’il est le plus sage.


 


 


 


 

Mais il y a peut-être plus grave au niveau de certains mots du roman qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire parce qu’ils ont été forgés par Frank Herbert pour créer de nouveaux objets, d’autres concepts et par-là même une réflexion différente. Or il ne suffit pas d’en faire prononcer quelques-uns par les personnages pour trouver une véritable équivalence cinématographique. Ce vocabulaire littéraire étranger réclamait un langage cinématographique franchement étonnant. Cela devait se jouer au niveau de l’agencement des plans et non dans le dialogue ou à l’atelier de décoration. Par ailleurs, le roman est presque exclusivement composé de très longs dialogues. Mais, en italiques, l’auteur note aussi ce que pense celui qui parle et ce jeu subtil entre la pensée et la parole, ce véritable combat entre les esprits guidé par les pièges de la voix constitue l’essence même de l’anecdote. Le roman ne progresse pas, en effet, par le récit d’événements, mais uniquement par ces échanges verbaux. Il y a ce que veut dire le personnage pour tromper son interlocuteur, ce qu’il devine de la pensée de l’autre, et ce que celui-ci - qui déduit aussi quelle était la pensée réelle du protagoniste - conclut de cet échange. En somme, de par les pouvoirs de leur éducation, la plupart des protagonistes pourraient communiquer par télépathie. Le dialogue vient donc apporter un brouillage en compliquant cette communication directe... Mais en fournissant surtout une matière "littéraire" au romancier.


 


 


 


 

Au cinéma, cette subtilité se réduit à quelques réflexions en voix off avant l’action qui ne jouent aucun rôle dans la progression dramatique et ne font qu’accroître un rythme déjà haletant, David Lynch ayant eu peur du vide sonore comme il a craint l’image statique. Ça bouge, ça crie, la musique est omniprésente et les effets spéciaux succèdent aux effets spéciaux.. jusqu’à saturation et jusqu’à disparition du côté merveilleux qui constituait pourtant une composante essentielle de l’œuvre. C’est pourquoi l’apparition des vers ne peut être que décevante, comme celle de la baleine blanche dans le Moby Dick de John Huston (1956). Ce prodigieux fantasme se réduit à une grosse machinerie de plastique dont la gueule s’ouvre maintes et maintes fois. Alors que les détails sont parfois savoureux - le crapaud écrasé dont le neveu du Baron boit le jus -, l’essentiel est ainsi sacrifié à un goût de la prouesse technique qui, certes, est générateur d’un plaisir certain, mais tend un peu trop à une simple revue des possibilités cinématographiques du moment.


 


 


 


 

Pourtant, il y a des trouvailles heureuses. Ainsi, les valves cardiaques qu’Alia - l’enfant aux connaissances infinies - arrache au Baron Harkonnen, ce qui provoque son absorption par la gueule du ver comme s’il s’agissait d’un ballon de caoutchouc brusquement crevé ne manquent pas d’allure. De même, les boucliers protecteurs individuels, décrits comme invisibles dans le roman, s’inscrivent dans l’image sous forme de sortes de cubes de verre dont le volume se modifie au gré des mouvements des personnages et dont les chocs rompent un temps l’invulnérabilité des combattants. Dans ce cas, une combinaison magistrale de plusieurs effets spéciaux extrêmement épurés (et pourtant fort difficiles à exécuter) conduit à la traduction judicieuse d’une élément narratif. Mais tout n’est pas de cette qualité et les "distilles fremen", intelligents systèmes de recyclage de la transpiration humaine qui permet au hommes du désert de vivre sans eau, devient une simple combinaison spatiale, seulement noire au lieu d’être claire et munie de quelques bourrelets-réservoirs.


 


 


 


 

Ceci étant, on n’embouchera pas les trompettes de la trahison de la littérature par le cinéma et on dirait plutôt que le film de David Lynch, comme le roman de Frank Herbert, est à la fois passionnant et imparfait, mais pas pour les mêmes raisons. Cependant, venant après, les imperfections sont peut-être visibles car il n’y a plus cette fois la nouveauté frappante de l’œuvre écrite qui a fait de ce roman une sorte de symbole d’un certain type de science-fiction. La perfection technique de David Lynch se situe à l’opposé de la langue très simple du romancier qui laissait davantage de place à la vie de ses personnages, mais le sens est finalement le même : l’avenir sera celui d’une plus grande puissance de l’esprit humain autant que celui du progrès des machines. Tant mieux, mais c’est hélas pour dans plus de 8 000 ans. George Orwell était plus pessimiste, mais c’était pour 1984. Sans doute faut-il donc conclure sur les propos de Pardot Kynes, Premier Planétologiste d’Arrakis, qui déclarait : "Au-delà d’un point critique dans un espace fini, la liberté décroît comme s’accroît le nombre. Cela est aussi vrai des humains dans l’espace fini d’un écosystème planétaire que des molécules d’un gaz dans un flacon scellé. La question qui se pose pour les humains n’est pas de savoir combien d’entre eux survivront dans le système mais quel sera le genre d’existence de ceux qui survivront".

René Prédal
Jeune Cinéma n°165, mars 1985


Dune. Réal, sc : David Lynch, d’après le roman de Frank Herbert ; ph : Freddie Francis ; mont : Antony Gibbs ; mu : Toto ; déc : Anthony Masters ; cost : Bob Ringwood. Int : Kyle MacLachlan, Sean Young, Francesca Annis, Patrick Stewart, Sting, Virginia Madsen, Jürgen Prochnow, Max von Sydow, Silvana Mangano, Jack Nance, José Ferrer (USA, 1984, 137 mn).



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