Un chef-d’œuvre oublié
par Christian Zimmer
Jeune Cinéma n°274, mars 2002
Sorties les mercredis 24 juillet 2002, 26 mars 2003 et 3 avril 2019
Quoique, sous la pression d’une actualité à valoriser à tout prix, le mot soit employé à tort et à travers (mais le marché y trouve son compte), le "chef-d’œuvre", nul ne l’ignore, est le produit du temps. Dans l’immédiat, le chef-d’œuvre est pratiquement irrepérable. Ainsi, il a peut-être fallu que plus de soixante-dix ans s’écoulent, que la Cinémathèque de Bologne se livre à un très remarquable travail de restauration, et que le festival de La Rochelle inscrive à son programme un hommage à Conrad Veidt, pour que l’on s’aperçoive que Paul Leni, célèbre grâce au seul Cabinet des figures de cire (1923), avait réalisé, en 1928, un film, qu’en donnant au mot un sens que nous allons préciser, nous qualifierons de chef-d’œuvre : L’Homme qui rit, d’après Victor Hugo.
Ce chef-d’œuvre, c’est sans doute moins à la personnalité de l’auteur que nous le devons qu’à une rencontre quasi miraculeuse : celle de l’esthétique hugolienne avec l’esthétique du muet à son apogée. Ces deux esthétiques ont en commun l’excès. L’excès comme fondement d’une vision du monde, d’un style. Pour Victor Hugo, c’est dans l’excès, dans sa représentation, qu’il faut chercher la vérité humaine que l’art peut exprimer, et non point dans une peinture des êtres et des choses qui s’efforce à l’équilibre, à la mesure, à la vraisemblance. Conception en rupture totale avec toute la tradition classique, et qui annonce les orientations les plus modernes de la création : le lien sens/normalité est rompu, le premier est à rechercher au-dehors, dans ce qui échappe aux normes, dans l’énorme (figure très hugolienne). Pour l’auteur des Misérables, le difforme, le monstrueux, portent la marque de l’humain, et, en face, il ne peut y avoir que la créature trop parfaite d’âme et d’apparence pour appartenir à un monde autre que celui du rêve. C’est là le second élément de base de l’esthétique hugolienne : le contraste. Et d’abord le contraste originel, préexistant à toute réalité : les ténèbres et la lumière, le noir et le blanc. La "palette" des dessins de Victor Hugo et celle du cinéma muet.
On peut supposer que le spectateur du muet n’avait pas de désir de la couleur. Le noir et blanc ne lui donnait aucun sentiment de manque : il voyait l’image en couleurs. Mais il ressentait la dualité du noir et blanc. Il la ressentait comme dualité agissante, comme ce pouvoir créateur dû à la mise en contact de deux principes opposés. Mais, dira-t-on, la photo ne présentait-elle pas déjà ce caractère ? Certes, à cette différence près, capitale : le noir et blanc de la photo est de l’ordre de la trace, parce que l’absence de mouvement renvoie l’image au passé. Toute photo est au passé, quand ce ne serait que celui de la minute qui a précédé le déclic de l’appareil. Sur l’écran de cinéma, on ne bouge qu’au présent. La mobilité se substitue à l’écoulement temporel, l’action "présentifie", l’acte seul est réellement actuel. Le contraste est énorme. Il se voit. Les mots, le langage auxquels il faut recourir pour le traduire sont si "gros", si "voyants", qu’ils deviennent des choses, des images. Le verbe hugolien s’identifie à l’œil, Victor Hugo est déjà un homme de spectacle, et ce spectacle englobe la pensée, le symbole. Le mot, c’est la chose.
Les cartons du muet se situent dans le prolongement de cette esthétique, où le monstre, le clown occupent une place privilégiée. Le monstre, c’est le monstrare, ce qu’on montre. Le clown lui ressemble : ils s’exhibent tous deux comme de l’humain défiguré. C’est-à-dire de l’humain où s’inscrit la souffrance, que le clown, "l’homme qui rit", offre en spectacle, et dont se repaît la foule, dans son inconscience. Parce que la foule, comme certains animaux, est mimétique : on lui montre le rire, elle rit. Le clown est moins celui qui fait rire que celui qui dit le rire. Il est signe, et insigne.
La fixité du visage de Conrad Veidt, durant tout le film, est celle du signal qui dit une chose, et une seule, toujours la même. Univocité parfaite. Les lords réagiront exactement comme l’homme de la rue : "C’est le clown !". Le héros aura beau leur crier qu’il est aussi un homme, ils ne l’entendront pas. Ils ne sauront pas voir en lui l’image même de la condition humaine, ce qu’est au fond l’"homme qui rit", avec son sourire ambigu. Ce sourire est à l’origine une blessure, une souffrance, qui, à la vérité, ne s’effacent pas. Hilarité et douleur sur le même visage : sublime et grotesque de la destinée humaine. Lumière et ténèbres.
Aucune des versions colorées de la mythologie tératologique n’a égalé le Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau (1924), le Vampyr de Carl Theodor Dreyer (1932), ou le Frankenstein de James Whale (1931). La poésie, la grandeur se sont évaporées avec le passage à la couleur. Peut-être aussi un érotisme sourd et diffus, qui, au contraire, éclate dans cette scène de L’homme qui rit, où les lèvres de la duchesse se rapprochent lentement de celles, monstrueuses, du héros, qu’elle a attiré dans son palais, une scène qui nous trouble jusqu’au vertige, autant que les "tendres" entretiens de La Belle et de la Bête. Pouvoir érotique du contraste, de l’accouplement du Beau et du Laid, de la douceur et de l’horreur.
Christian Zimmer
Jeune Cinéma n°274, mars 2002
L’Homme qui rit (The Man Who Laughs). Réal : Paul Leni ; sc : J. Grubb Alexander, d’après le roman L’Homme qui rit de Victor Hugo (1869) ; ph : Gilbert Warrenton ; mont : Edward L. Cahn ; mu de la version sonorisée : William Axt, Sam Perry et Erno Rapee ; cost : David Cox & Vera West. Int : Mary Philbin, Conrad Veidt, Julius Molnar Jr., Olga Baclanova, Brandon Hurst, Cesare Gravina, Stuart Holmes, Sam De Grasse, George Siegmann, Josephine Crowell, Charles Puffy, Zimbo the Dog, Carrie Daumery, John George, Lon Poff (USA, 1928, 110 mn).