Le point de départ de cet ouvrage original est, comme il est dit dans la première phrase, "l’histoire d’un rendez-vous manqué". Celui d’un entretien que l’auteur aurait aimé conduire avec Simone Signoret, mais qui n’a pas eu lieu à cause de la mort de l’actrice. Cyril Buffet, touché par le fait qu’elle avait pris soin de répondre à sa demande d’interview malgré son état de santé précaire, consacre maintenant un livre à un épisode peu connu de sa carrière : sa collaboration avec la DEFA (Deutsche Film AG : le studio de la production cinématographique de la République démocratique allemande) en 1955, pour une adaptation cinématographique de Mère Courage. Wolfgang Staudte était le réalisateur et Helene Weigel, la femme de Bertolt Brecht, jouait le rôle principal. Simone Signoret, déjà célèbre à l’époque, aurait apporté à ce film, censé être une superproduction de la DEFA, une touche d’internationalité. Mais l’entreprise s’est mal terminée, ayant tourné en "Mère Blâmage".

C’était justement son expérience en RDA qui avait amené Cyril Buffet, spécialiste de l’Allemagne du 20e siècle, à faire sa demande d’interview. L’idée que "Simone Signoret avait rempli une fonction de pionnière puisqu’elle avait été la première vedette française à tourner dans une production entièrement est-allemande" (p. 9) avait intrigué l’auteur qui voulait en savoir plus sur les motivations de sa participation à ce film et ses impressions sur la vie en RDA.

Dans son récit, il cherche à donner des réponses, en partant des souvenirs de l’actrice légués dans La nostalgie n’est plus ce qu’elle était (1) et en s’appuyant sur de multiples sources, ainsi que sur sa propre longue recherche sur l’Allemagne en général et la DEFA en particulier. Notons qu’il est l’auteur de Défunte DEFA : Histoire de l’autre cinéma allemand, 1945-1992 (2) le premier ouvrage en français qui explore l’histoire de la production cinématographique est-allemande à fond. De même, il est le co-coordinateur de Cinéma et Guerre froide et le coordinateur de Cinema in the Cold War : Political Projections (3). L’auteur est donc particulièrement qualifié pour ce sujet.

La production de Mère Courage se révèle comme une véritable aventure, une aventure sans fin heureuse, car l’entreprise a été abandonnée en cours de route et aujourd’hui il ne reste plus aucune trace du matériel tourné, comme l’indique Cyril Buffet. Simone Signoret, que l’auteur appelle par son prénom, créant un sentiment de familiarité qui souligne le caractère "récit" de son approche, est l’héroïne de cette aventure étonnante en pleine Guerre froide. Bien que l’on constate aussi que le mur de Berlin n’était pas encore construit et que la frontière entre les deux Allemagnes était encore assez poreuse.

Cyril Buffet traite de l’engagement politique de Simone Signoret et s’interroge sur son attitude face au communisme dans les années 1950, en mentionnant aussi quelques éléments de sa biographie. En partant de ce qui n’est qu’un épisode, anodin en apparence, il révèle tout un contexte à la fois politique et artistique et donne des informations sur les protagonistes, gens du cinéma et de la politique. Les précisions données sur les divers agents de l’entreprise cinématographique Mère Courage permettent d’intégrer leurs biographies dans les grands courants humains et politiques. Cyril Buffet réussit à faire sentir le climat qui à l’époque régnait dans la production cinématographique est-allemande, étroitement liée à l’appareil politique.

Bien entendu, il ne lui reste parfois que la spéculation en ce qui concerne les pensées intimes de ses protagonistes dont il décrit les actions et réactions. Quelle était la relation entre Wolfgang Staudte et Simone Signoret ? Quelles étaient les motivations de Helene Weigel et de Bertolt Brecht, qui ont finalement réussi à donner le coup de grâce au film, se montrant plus puissants que les hauts fonctionnaires politiques ? Cyril Buffet décrit très bien la tactique de Bertolt Brecht, mécontent du projet.
La dernière partie de son ouvrage, qui se concentre sur les difficultés de la production une fois le tournage commencé, se lit comme un thriller, ou comme un roman plein d’intrigues qui ne met pas le dramaturge et sa femme dans une lumière favorable, bien que l’auteur ne les condamne pas d’emblée. Cyril Buffet tient compte du conflit entre le cinéaste Wolfgang Staudte, qui s’intéressait aux émotions et au grand drame humain et l’écrivain Bertolt Brecht, qui avait créé un mode de théâtre célébrant le purisme et la distanciation. Simone Signoret n’est qu’une figure secondaire dans ce duel de deux créateurs. À savoir ce qu’elle et Bernard Blier, l’autre Français de la distribution, avaient compris des chamailleries qui se produisaient autour d’eux.
Cyril Buffet montre bien qu’il est possible de créer un ouvrage intéressant sur ce qui n’était qu’un bref moment dans l’Histoire du cinéma. Il réussit également à fournir maintes informations sur une cinématographie nationale qui reste peu connue - même en Allemagne -, et son écriture vive permet aux lecteurs français de mieux connaître les personnages qui ne leur sont pas familiers.

Andrea Grunert
Jeune Cinéma n°419, décembre 2022

1. Simone Signoret, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, Paris, Seuil, 2010.

2. Cyril Buffet & Françoise Puaux, Défunte DEFA : Histoire de l’autre cinéma allemand, 1945-1992, Paris, Cerf-Corlet, coll. 7e Art, 2007.

3. Lori Maguire & Cyril Buffet éds., Cinéma et Guerre froide, préface de Christian Delage, CinémAction n°150, Corlet Publications, 2014 ; Cyril Buffet, éd., Cinema in the Cold War : Political Projections, New York, Routledge, 2016.

Cyril Buffet, Simone à Babelsberg, récit, Paris, L’Harmattan, 2022, 220 p.